Les balafres de Kurt Debus

Le Dr Kurt Debus (29 novembre 1908 – 10 octobre 1983) est l’un des membres les plus éminents de la fabuleuse Rocket Team de Wernher von Braun ( 23 mars 1912 – 16 juin 1977).

Portrait du Dr Kurt Heinrich Debus du côté de son meilleur profil. Crédit Photo : NASA (27 mars 1970, il avait 62 ans).

Kurt Debus poursuit ses études supérieures à l’université de Technologie de Darmstadt (de décembre 1929 à 1939), dès 1935 il est l’assistant du professeur Ernst Hueter (1896-1954). En 1939 il obtient un doctorat en génie électrotechnique avec une thèse sur les surtensions. Il devient ensuite maître de conférence.

Peu après le début de la seconde guerre mondiale, c’est à l’Université de Technologie de Darmstadt que Wernher von Braun rencontre Kurt Debus. En effet, dès 1939, un groupe de travail dans le cadre du « Projet Peenemünde » (Vorhaben Peenemünde) y est créé. Il s’agit pour le bureau des armements de l’armée de terre (Heereswaffenamt) de faire participer des universités au développement de la fusée A4.

L’Université de Technologie de Darmstadt est le partenaire le plus important avec 92 collaborateurs, principalement dans la recherche sur les moteurs, le développement de dispositifs de commande radio et de contrôle, le calcul de trajectoires. L’Institut de chimie inorganique et physique (Institut für Anorganische und Physikalische Chemie) dirigé par Carl Wilhelm Wagner (1901-1977), et l’Institut des mathématiques appliquées (Institut für Praktische Mathematik – IPM) d’ Alwin Walther (1898-1967) sont particulièrement impliqués.

Mais également des professeurs de mécanique, physique appliquée, haute tension, techniques de mesure, électrotechnique. Parmi 238 personnels académique travaillant pour le centre de recherche de Peenemünde, au sein des grandes universités allemandes, outre les 92 chercheurs de l’Université de Technologie de Darmstadt, il y a 45 scientifiques de l’Université Technique de Dresde, et 45 de l’Institut Technique de Berlin qui comprend également des chercheurs de l’Institut de recherche sur les oscillations (Instituts für Schwingungsforschung) ; les trois contingents les plus importants.

Wernher von Braun demande plusieurs fois à Kurt Debus de rejoindre son équipe à Peenemünde, mais chaque fois il décline la proposition. Finalement en 1943, il est sommé par les autorités militaires de choisir, servir en tant que civil à Peenemünde, ou comme soldat sur le front de l’Est… L’université ne compte plus alors que 410 étudiants.

Kurt Debus arrive à Peenemünde en août 1943, il travaille dans le laboratoire de Ernst Steinhoff (1908-1987) qui s’occupe notamment du système de guidage de la A4, Steinhoff qui a également obtenu son doctorat (en physique appliquée) à l’Université de Technologie de Darmstadt, (en 1940, avec une thèse sur l’avionique.), ils faisaient partie de la même fraternité…

A ce moment-là le prototype de la A4 est réalisé, il « ne reste plus qu’à » en faire un missile facilement déployable sur le front, et que l’on puisse rapidement produire en série. Toutes ces modifications nécessitent beaucoup d’essais, et Debus devient responsable des bancs d’essais, dont le célèbre Prüfstand VII, il est également impliqué dans la formation des soldats chargés de mettre en œuvre cette nouvelle arme, que Goebbels a surnommé V2, pour Vergeltungswaffe 2, arme de représailles n°2. (La première étant le missile de croisière Fieseler 103 utilisé par la Luftwaffe.)

Aux Etats-Unis sa contribution fut également déterminante, par exemple les installations du Centre Spatial Kennedy, dont il fut le premier directeur, conçues pour la fusée Saturn V, furent principalement imaginées par Wernher von Braun et Kurt Debus.

Kurt Debus avait trois balafres, une petite sur le bas de menton (1), une petite sur la joue (2), et une beaucoup plus longue qui part du milieu du menton et se prolonge sur le bas de la joue (3).

C’est en 1930 que l’étudiant Kurt Debus rejoint la fraternité (Burschenschaft) Markomannia fondée en 1894, l’une des vingt-trois sociétés d’étudiants qui existaient alors à Darmstadt. La faculté comptait alors 2 822 étudiants inscrits (Wintersemester 1930/31).

Kurt Debus à 22 ou 23 ans, le visage sans schmisse avec l’uniforme de sa fraternité Burschenschaft Markomannia Darmstadt. (Circa 1930)

Kurt Debus y pratique notamment la Mensur (du latin mensura : mesure, mesurage – cf l’expression ad mensuram submittere : se mettre à portée de ; se mesurer à), une forme d’escrime d’origine germanique qui date du XVIe siècle, pratiquée principalement au sein des sociétés d’étudiants issus de la classe dominante. Une sorte de rite de passage de la jeunesse, où la force de l’escrimeur (Paukant) se détermine plus par sa résilience à la douleur, que son adresse à proprement parler.

La Mensur est donc avant tout un exercice de courage, régit par des règles très strictes, toujours en présence de deux médecins (Paukarzt).

Les bretteurs, obligatoirement de fraternités différentes utilisent une épée aux lames tranchantes (Korbschläger ou Glockenschläger), et doivent, face à face, à une distance fixe et définie (d’ou également le terme Mensur), porter les coups en restant statiques, les pieds ne doivent pas bouger (se déplacer serait un déshonneur), une main dans le dos.

Le combat se termine à la première goutte de sang versé.  Tout le corps est protégé, jusqu’au cou, et pour éviter les blessures aux yeux et au nez, les escrimeurs portent des lunettes en fer (Paukbrille) et une protection nasale.

Seuls, le haut de la tête, le front, les joues, les lèvres, le menton sont exposés.

En 1566, à l’âge de 20 ans, le célèbre astronome danois Tycho Brahe (1546-1601) perd son nez face à l’épée de son cousin Manderup Parsberg qui avait vingt ans également. Il devra porter une prothèse toute sa vie. Les circonstances exactes de ce duel n’ont jamais été clairement établies, il ne s’agit peut-être pas d’une Mensur, même si à cette époque les deux cousins étudiaient en Allemagne, à l’université de Rostock.

Le combattant blessé est le cas échéant immédiatement recousu par le médecin présent, à vif, sans anesthésie, avec le moins de points de suture possible, car cette scarification faciale permet d’afficher ostensiblement son courage physique.  

En effet, ce type de cicatrice, schmiss, obtenu lors d’une Mensur est une fierté, le résultat d’un acte de bravoure. Des étudiants qui ne la pratiquaient pas se tailladaient avec des lames de rasoir. Il s’agit d’un des premiers cas de scarification dans les sociétés européennes, à la signification sociale très importante, qui a fait l’objet de très intéressantes études sociologiques et anthropologiques.

En 1933, avec l’arrivée au pouvoir des nazis, la Mensur est interdite, et les fraternités deviennent des Nationalsozialistischen Kameradschaften sous la houlette du parti.

Kurt Debus était très fier de ses schmisse, mais pour le profane, encore faut-il en connaître l’origine et la signification.

La place de Willy Ley dans l’astroculture

Willy Ley (1906-1969) l’un des plus grands prosélytes de la conquête de l’espace, est brutalement décédé d’une crise cardiaque le 24 juin 1969 à son domicile new-yorkais, vingt-six jours avant le premier atterrissage humain sur la Lune. Pour sa famille et ses amis, les célébrations liées à la mission Apollo 11 furent en demi-teinte.

Les hommages furent unanimes, et éminemment justifiés…

Wernher von Braun (1912-1977) a déclaré : « Au cours des trente dernières années il a fait plus, que n’importe qui, pour délivrer au public le message spatial, plus particulièrement à la jeune génération. On lui doit tout le mérite pour avoir fait naître la conscience de l’espace aux Etats-Unis, qui est la base fondatrice indispensable du programme spatial américain. »

Isaac Asimov (1920-1992) : « La situation est à la fois tragique et ironique, Willy a passé presque toute son existence dans le domaine des fusées. Il était le plus grand vulgarisateur au monde dans ce domaine, depuis son adolescence il avait le désir irrépressible de voir des êtres humains sur la Lune, et il est mort quatre semaines avant la première tentative … »

Olga Ley (1912-2001) son épouse confirma : « Le premier atterrissage sur la Lune était la consécration ultime de tous ses rêves. »

Walter Seager Sullivan (1918-1996) le « doyen » des journalistes scientifiques écrivit : « Willy Ley qui a contribué à ce que nous entrions dans l’ère des fusées, et qui fut le principal vulgarisateur de cette discipline, est décédé hier… Monsieur Ley a vécu, à juste un mois près, de la réalisation de sa prophétie… »

Fritz Lang (1890-1976) a déclaré :  « Willy a permis au rêve de devenir réalité. L’atterrissage sur la Lune est l’aboutissement de ses rêves, pour lui comme pour moi ce jour est le symbole de l’espoir, l’espoir que d’autres rêves nés dans l’esprit d’autres Hommes, de bons rêves pour un futur meilleur, deviendront peut-être réalité. »

Chesley Bonestell (1888-1986), déclara : « Willy Ley nous a quittés. Il a probablement, plus que quiconque, œuvré pour inculquer au public la conscience de l’espace et aider l’Homme à atteindre la Lune…”

Philip. E. Cleator (1908-1994) écrivit : “… D’une manière ou d’une autre, Ley faisait tellement partie de la scène astronautique, qu’il sera difficile de l’appréhender sans lui… Son nom continuera à vivre comme l’un des pionniers de cette fantastique entreprise qu’est le voyage vers une autre planète. »

Arthur Valentine Cleaver (1917-1977) prévoit des conséquences sur l’ère post-Apollo et la NASA, dont Willy Ley était consultant : “Avec la disparition de Willy Ley, l’humanité a perdu l’un de ses plus grands prosélytes en matière d’astronautique, à une époque où les besoins d’une meilleure compréhension des objectifs et des potentialités du voyage spatial s’avèrent cruciaux. »

Lester del Rey (Leonard Knapp) (1915-1993) : « Il était plus qu’un prophète sans honneur. Il ne subissait pas les événements il les influençait. C’est de loin grâce au travail de Willy, que l’antipathie du public envers les fusées, jusque là utilisées comme des armes de terreur, s’est transformée et a abouti au rêve du voyage spatial. Plus que n’importe qui, Ley fut un visionnaire qui a influencé l’opinion publique. Il a réussi grâce à ses articles à convertir des gens qui eux-mêmes ont pu convaincre une majorité de personnes que le programme spatial avait suffisamment de potentiel pour qu’on lui consacre beaucoup d’argent. Petit à petit il a su persuader les gens de tourner leurs yeux vers les vastes étendues de l’espace. Cela lui a pris 40 ans, et il a raté son rendez-vous de voir l’Homme sur la Lune, d’un mois… »

Un cratère sur la face cachée de la Lune a été baptisé en son honneur !

Willy Ley : ses débuts de prosélyte de la cause spatiale

En 1925, alors que Willy Ley (1906-1969) se balade à Berlin, dans la Friedrichstraße, il aperçoit dans la devanture d’une librairie le livre de Max Valier (1895-1930) A la conquête de l’espace (Der Vorstoss in den Weltenraum – R. Oldenbourg, München und Berlin, 1925), la couverture du livre représente un vaisseau spatial en route vers Saturne.

Ley qui était jusque-là beaucoup plus intéressé par la zoologie et la géologie, est passionné par ce qu’il découvre. En réalité, ce livre reprend les idées d’un certain Hermann Oberth (1894-1989), dont il n’avait jamais entendu parler, dans un ouvrage intitulé La fusée pour atteindre l’espace (Die Rakete zu den Planetenräumen –  Oldenbourg, München und Berlin, 1923). Intrigué, Ley décide de l’acheter, le libraire lui propose également un autre livre sur le même sujet, celui du Dr. Walter Hohmann (1880-1945), L’accessibilité des coprs célestes (Die Erreichbarkeit der Himmelskörper – Verlag Oldenbourg, München 1925 – qui sera traduit par la NASA en 1960 – NASA Technical Translation – F44) qu’il prend également, ne lui laissant plus d’argent pour prendre le tram, c’est à pieds qu’il doit parcourir les 5 km qui le séparent de son domicile.

Lorsqu‘il en commence la lecture il est dépité, les deux ouvrages lui sont totalement abscons, « il y a des équations à toutes les pages » celles d’Oberth, brillant mathématicien, sont encore plus ardues que celles de Hohmann… « Le livre aurait tout aussi bien pu être écrit en caractères sumériens… »

Willy Ley s’accroche et étudie jusqu’à ce qu’il en saisisse le sens, (la même démarche sera effectuée par Wernher von Braun de six ans son cadet). A partir de ce moment, il considère que Max Valier est passé un peu à côté de son travail de vulgarisation. « Autant Oberth est trop hermétique, trop élitiste, autant Valier manque de bases scientifiques ».

A 19 ans, il va se fixer l’objectif d’y remédier, et c’est ainsi que Willy Ley commence sa brillante carrière de vulgarisateur scientifique, en traduisant les équations de Oberth en langage intelligible pour tout le monde, dans un opuscule de 68 pages Le Voyage dans l’espace (Die Fahrt ins Weltall –  Hachmeister & Thal, 1926), dont la conclusion est la suivante :

« Lorsque la première fusée s’affranchira de l’atmosphère terrestre, l’humanité qui règne sur la Terre, à la fois physiquement et spirituellement, aura franchi un nouveau pas, dans une nouvelle ère… L ’è r e   d e   l a   c o n q u ê t e   d e   l’ e s p a c e. »

Ce premier livre n’est pas un succès populaire, il n’en vendra que mille par an entre 1926 et 1932, bien moins que Valier… Mais la consécration suprême viendra lorsqu’ Oberth affirmera que le livre de Ley est bien supérieur à celui de Valier !

Valier et Ley se rencontrent et deviennent amis, Valier demande un jour à Ley de prendre contact avec un certain Johannes Winkler (1897-1947) de Breslau… 

En juillet 1927 Valier et Winkler fondent la Verein für Raumschiffahrt (VfR), sans aucun doute la plus prestigieuse des associations consacrées au vol spatial.

Deux mois plus tard elle compte déjà 400 membres. Ley a sans doute quelque peu exagéré son rôle dans sa création, il a prétendu être l’un des co-fondateurs alors que son nom ne figure pas dans les statuts de l’association… Il ne deviendra vraiment actif qu’en 1928, car jusque-là il travaille sur un livre de 208 pages qui parait en 1927 et qui s’intitule : Le livre du dragon :  discussions sur les lézards, les amphibiens et les dinosaures. ; (Das Drachenbuch: Plaudereien von Echsen, Lurchen und Vorweltsauriern – Leipzig: Thüringer Verlags-Anstalt H. Bartholomäus, 1927) dans lequel il évoque les mythes entourant certains animaux, ainsi que l’origine de certains animaux imaginaires. Il s’agit d’un livre à la fois éducatif et divertissant. Sa première passion étant la zoologie et les sciences naturelles.

Willy Ley – Source: National Air and Space Museum Archives, Smithsonian Institution.

Dès 1928 il s’investit de plus en plus au sein de la VfR, les années 1928 et 1929 marquent l’apogée de l’engouement de la population allemande pour les fusées, avec notamment le film de Fritz Lang (1890-1976) Frau Im Mond (La Femme sur la Lune) dont Oberth fut le consultant technique.

Valier avait été pressenti, mais il était de plus en plus considéré comme un cascadeur avec ses tests sur les voitures-fusées. D’abord des moteurs à propergols solides, puis à compter de décembre 1929, à ergols liquides. Le 17 mai 1930 il décède lors d’un test de moteur lorque ce dernier explose et qu’un éclat lui sectionne l’aorte. Il meurt dans les bras d’Arthur Rudolph (1906-1996)… Erich Wurm le président de l’antenne berlinoise de la VfR dira  : « Valier est le premier martyr d’une nouvelle science ».

Oberth devait lancer une petite fusée à ergols liquides le jour de la première, mais le projet se solda par un cuisant échec et entraina son retour provisoire dans son pays natal, la Roumanie. Fritz Lang affirme que Ley fut également consultant pour son film, un rôle, que curieusement, Ley a toujours minimisé. Il s’occupera également de la publicité scientifique du film… Willy Ley et Fritz Lang deviendront de très bons amis.

En 1929 parait une deuxième édition de Die Fahrt ins Weltall, revue et augmentée avec, suprême consécration, une préface de Hermann Oberth. Ley ajoute notamment, un chapitre sur l’histoire des fusées à travers les âges, trente illustrations…

Au sein de la VfR, Ley qui est depuis le 1er novembre 1930 son vice président, tisse des relations internationales, notamment avec la France, l’URSS, l’Angleterre et les Etats-Unis, lesquelles lui permettront de quitter l’Allemagne en 1935… Ley avait des facilités pour les langues, il se débrouillait bien en anglais, français, italien et russe.  Edward Pendray (1901-1987), co-fondateur de la American Interplanetary Society, et son épouse, passent trois jours à Berlin du 10 au 13 avril 1931. Pendray visite le Raketenflugplatz (Centre d’envol des fusées) de la VfR le dimanche 12 avril, et assiste à un test qui l’impressionne beaucoup…

Les difficultés économiques, le départ de Wernher von Braun, embauché par l’armée le 27 novembre 1932, l’arrivée au pouvoir d’Adof Hitler en 1933 et la mise sous séquestre de tous les travaux sur les fusées, les frasques de Rudolf Nebel, etc. sonne le glas de la VfR.

Lors des autodafés de mai et juin 1933, faisant suite aux « propositions contre l’esprit non allemand », les nazis brûlent notamment le livre préféré de science-fiction de Willy Ley ; Auf Zwei Planeten (Sur deux planètes), paru en 1897du génial Kurd Lasswitz (1848-1910). 

Adepte de l’internationalisation de la science et de la recherche scientifique, Ley ne pouvait que s’opposer aux nazis et leurs pseudo-sciences.

C’est ainsi que le trois février 1935, à 29 ans, il quitte l’Allemagne et entamera une nouvelle et fructueuse carrière aux Etats-Unis.

Avec Wernher von Braun, Willy Ley est assurément l’un des plus grands prosélytes de la conquête de l’espace, dont l’influence fut incommensurable.

L’épouse de Willy Ley, Olga (1912-2001) a dessiné cette vignette artistique résumant les deux passions de son époux.