Les recommandations de Wernher von Braun pour battre les soviétiques dans l’espace

Voici une traduction de la lettre, datée du 26 avril 1961, envoyée par Wernher von Braun à Lyndon Johnson, en réponse au mémorandum adressé par le président Kennedy à son vice-président, le 20 avril.

Wernher von Braun, John F. Kennedy et Lyndon B. Johndon. 11 septembre 1962.

En résumé : pour avoir d’excellentes chances de battre les soviétiques, affirme Wernher von Braun, il faut envoyer des Hommes sur la Lune !

26 avril 1961

Le Vice-Président des Etats-Unis
La Maison Blanche
Washington 25, D.C.

Mon cher M. le Vice-Président,

La présente constitue une tentative de réponse à certaines questions concernant notre programme spatial national, soulevées par le président dans son mémorandum à votre intention, daté du 20 avril 1961. J’aimerais attirer votre attention sur le fait que les commentaires ci-après sont de ma seule responsabilité et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de la NASA, au sein de laquelle j’ai l’honneur de servir.

Question 1.  Pouvons-nous battre les soviétiques en plaçant un laboratoire dans l’espace, ou une mission autour de la Lune, ou par une fusée qui atterrirait sur la Lune, ou avec une fusée qui ferait l’aller-retour autour de la Lune avec un homme. Y a-t-il d’autres programmes spatiaux qui permettraient des résultats spectaculaires et que nous pourrions être les premiers à réaliser ?

Réponse :  Avec leur récent lancement vers Vénus, les soviétiques ont démontré qu’ils possèdent une fusée capable de mettre une charge de 6,5 tonnes en orbite. Lorsque l’on sait que notre capsule Mercury ne pèse que 1,8 tonnes, il apparaît clairement que le lanceur soviétique pourrait être capable :

  • D’envoyer plusieurs astronautes en orbite simultanément. (Une telle capsule, plus spacieuse, pourrait être assimilée, et servir, comme un petit « laboratoire dans l’espace ».
  • Faire atterrir une charge utile substantielle sur la Lune. Mon estimation, est que cette fusée pourrait faire atterrir sur la Lune un objet de 650 kg (Soit un dixième de sa capacité de satellisation en orbite basse). Cette masse est insuffisante pour y inclure une fusée, pour le vol retour vers la Terre d’un Homme que l’on aurait déposé sur la Lune. Mais c’est entièrement suffisant pour une station automatique qui pourrait retransmettre des données sur Terre, et qui serait laissée sur la Lune après sa mission. Une mission similaire est prévue avec notre projet Ranger qui sera lancée par une Atlas-Agena B. La capsule de la sonde Ranger qui doit atterrir sur la Lune a une masse de 135 kg. Le lancement est prévu pour Janvier 1962. (NdT : Missions Ranger Block 2)

Le lanceur soviétique actuel pourrait envoyer autour de la Lune une capsule d’une masse comprise entre 1 800 et 2 300 kg et la faire revenir sur Terre. Masse tout à fait insuffisante pour envoyer un homme autour de la Lune, en y incorporant de quoi lui assurer la capacité d’interrompre la mission ou lui assurer un retour en toute sécurité. Pour la NASA il s’agit de fonctionnalités obligatoires pour toute mission habitée. On ne peut pas négliger la possibilité que les soviétiques s’affranchissent de ces contraintes pour se faciliter la tâche.

Un lanceur environ dix fois plus puissant, que celui utilisé par les russes pour envoyer leur sonde vers Vénus, est nécessaire pour envoyer un homme sur la Lune et le ramener sain et sauf sur Terre. On peut éviter le développement d’une telle super fusée en développant les techniques de rendez-vous et de ravitaillement en carburant en orbite, pour de plus petites fusées. Mais le développement de ces techniques par les soviétiques ne pourrait pas nous être dissimulé, et prendrait sans aucun doute plusieurs années. (Peut-être aussi long, voire plus long, que le développement d’une super fusée pour le vol direct).

En résumé, mon sentiment est que :

  1. Nos chances de battre les russes en mettant sur orbite un laboratoire ne sont pas très bonnes. Les russes ont la capacité de le faire cette année, alors qu’il nous faudra attendre l’année 1964 et la Saturne C-1, mais le nôtre pourrait être plus massif.
  2. Nous avons une chance de battre les soviétiques en faisant atterrir une station automatique sur la Lune. Il est difficile d’affirmer si cet objectif fait partie de leur programme, du strict point de vue du lanceur, ils sont capables de réaliser ce projet dès maintenant. Quant à nous, c’est prévu pour début 1962 avec une Atlas-Agena B et Ranger 3.
  3. Nous avons une bonne chance d’envoyer trois Hommes autour de la Lune avant les russes (1965/1966). Les soviétiques pourraient cependant effectuer un vol circumlunaire plus tôt en faisant l’impasse sur certains aspects de la sécurité et en envoyant qu’une seule personne. J’estime qu’ils peuvent réaliser cela en 1962 ou 1963.
  4. Nous avons une excellente chance de battre les soviétiques en envoyant des Hommes sur la surface de la Lune (avec la possibilité de les ramener bien évidemment). La raison est qu’ils devront accroître la puissance de leur lanceur d’un facteur 10 pour y arriver. Nous n’avons pas de lanceur suffisamment puissant à ce jour, et il est fort peu probable que les soviétiques en possèdent un. C’est la raison pour laquelle, avec un tel objectif, nous ne partirions pas avec des auspices trop défavorables. Avec un programme accéléré je pense que nous pouvons atteindre ce but en 1967 ou 1968.

Question 2. Combien cela coûterait-il en plus de ce que nous dépensons déjà ?

Réponse : Je pense que je ne devrais pas essayer de répondre à cette question avant que les objectifs exacts, et le calendrier pour un programme spatial accéléré aient été déterminés. Toutefois je peux affirmer sans trop me tromper que l’augmentation du financement pour atteindre l’objectif d) ci-dessus, serait bien supérieur à 1 milliard de dollars pour l’année fiscale 1962 et que l’augmentation pour les années fiscales suivantes devra être multiplié par deux voire plus.

Question 3.   Nous consacrons-nous à 100 % sur des programmes existants ? Si non, pourquoi ? Si non pouvez-vous me faire des recommandations sur la manière d’accélérer ces actions.

Réponse : Nous ne travaillons par 24 heures sur 24 sur les programmes existants. Actuellement le travail consacré au programme Saturne se fait sur une base normale, avec une équipe travaillant avec des horaires standards. Il n’y a que quelques secteurs critiques où les heures supplémentaires et plusieurs équipes de travail sont autorisées. Au cours des mois de janvier février et mars 1961, le personnel du centre des vols spatiaux Georges C. Marshall de la NASA, qui a la responsabilité de la totalité du lanceur Saturne, et qui développe le premier étage en tant que projet interne, a travaillé une moyenne de 46 heures par semaine. Ce qui inclut le travail administratif et de bureau. Dans les secteurs critiques du projet Saturne (design, assemblage, inspection et test), le temps de travail moyen pour la même période est de 47,7 heures par semaine avec des pointes individuelles à 54 heures.

L’expérience nous montre que dans la recherche et le développement, travailler plus longtemps ne signifie pas forcément plus de résultats car il faut tenir compte des risques induits par la fatigue. Dans les secteurs critiques sus mentionnés, une deuxième équipe permettrait d’alléger grandement la lourde charge de travail. Toutefois, le budget et les conditions d’accueil de ce personnel supplémentaire ne sont pas disponibles à cette heure. Dans ce secteur toute aide serait la bienvenue.

L’adjonction d’une troisième équipe n’est pas conseillée dans la recherche et le développement. L’expérience issue de l’industrie indique qu’une organisation avec deux équipes, et la possibilité d’effectuer des heures supplémentaires, mais sans excès, produit les meilleurs résultats.

Dans les usines industrielles impliquées dans le programme Saturne, la situation est approximativement la même. Une augmentation du financement autorisant les heures supplémentaires, dans des secteurs névralgiques, permettrait d’accélérer le programme.

Question 4.    Pour construire de puissants lanceurs, devons-nous privilégier le nucléaire, le chimique ou le liquide, ou une combinaison des trois ?

Réponse : De l’avis général des concepteurs de moteurs- fusée, la propulsion nucléaire sera dévolue à l’exploration de l’espace lointain (il s’agira de l’étage supérieur d’une fusée conventionnelle fonctionnant avec du carburant chimique ou bien de vaisseaux spatiaux s’élançant depuis l’orbite terrestre). Il ne s’agira pas d’une fusée (utilisant l’énergie nucléaire) décollant depuis le sol. Qui plus est, la technologie du moteur fusée nucléaire est encore dans sa prime enfance.

La fusée nucléaire pourra être considérée comme une solution prometteuse pour étendre et accroître l’étendue de nos opérations spatiales après les années 1967 ou 1968. Le moteur nucléaire ne doit pas être considéré comme un candidat potentiel à notre problème de fusée puissante en cette année 1961.

L’opinion ci-dessus concerne le plus simple et le plus élémentaire moteur nucléaire c’est-à-dire du type « transfert de chaleur »,  où de l’hydrogène liquide est évaporé puis chauffé à haute température dans un réacteur nucléaire pour être expulsé par la tuyère du moteur.

Il existe également un type de moteur nucléaire radicalement différent que l’on appelle moteur « à ions » ou à « propulsion ionique ». Dans ce cas l’énergie nucléaire est d’abord transformée en énergie électrique qui est utilisée pour expulser des particules ionisées (c.à.d. chargée électriquement) dans le vide de l’espace à des vitesses très importantes. C’est la « force de propulsion » du moteur à ions. Il est dans la nature même de ces systèmes de propulsion nucléaire à ions, qu’il est impossible de les utiliser dans l’atmosphère. Bien que très économique en carburant, ils ne produisent qu’une faible poussée. Aussi ne peut-on en aucun cas les qualifier de lanceurs. Le futur de la propulsion ionique, économe en carburant et de faible poussée, réside dans les voyages interplanétaires.

Concernant les carburants « chimiques ou liquides » la question du Président fait très certainement référence à la comparaison entre les carburants liquides et solides, les deux impliquant des réactions chimiques.

Actuellement nos fusées les plus puissantes (Atlas, premier étage de Titan et premier étage de Saturne) utilisent toutes des ergols liquides, et tout laisse croire que les soviétiques utilisent également les ergols liquides pour leurs missiles intercontinentaux et lancements spatiaux. En ce moment les fusées les plus puissantes utilisant des propergols solides (Nike Zeus, premier étage de Minuteman, premier étage de Polaris) sont substantiellement plus petites et moins puissantes. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que lorsqu’il s’agit de développer des fusées très puissantes, compte tenu de notre expérience actuelle, les systèmes à base d’ergols liquides surclassent largement ceux conçus avec des propergols solides.

Il ne fait aucun doute qu’il soit possible de développer des lanceurs plus puissants et je ne pense pas qu’il faille d’importantes percées technologiques pour ce faire. D’un autre côté il ne faut pas perdre de vue qu’une enveloppe remplie avec du propergol solide auquel on fixe une tuyère est capable de générer une poussée, mais c’est encore loin d’être un lanceur. Et bien que le taux de fiabilité des fusées à propergols solides, en raison de leur simplicité, soit impressionnant et supérieur aux systèmes à ergols liquides, lorsque l’on parle de lanceur, il faut intégrer le système de guidage, les systèmes de contrôle d’attitude, le système de séparation des étages, etc.

Un autre point important est que la puissance d’un moteur fusée ne devrait pas être mesurée en fonction de la poussée brute, mais en termes d’impulsion spécifique, c. à d. le produit de la poussée par rapport à la durée de fonctionnement. Pour plusieurs raisons, il est plus avantageux de ne pas faire fonctionner des moteurs-fusée à propergols solides plus d’une soixantaine de secondes, alors que la plupart des moteurs à ergols liquides ont des temps de fonctionnement de 120 secondes et plus. C’est ainsi qu’un moteur-fusée à propergols solides de 1 350 tonnes de poussée pendant 60 secondes, n’est en réalité pas plus puissant qu’un moteur-fusée à ergols liquides de 675 tonnes de poussée fonctionnant 120 secondes.

Mes recommandations consistent à augmenter substantiellement l’effort et le financement dans le domaine des fusées à propergols solides (de 30 à 50 millions de dollars pour l’année fiscale 1962) avec l’objectif immédiat de :

  • Démontrer la faisabilité de très grosses fusées à propergol solides constitués de segments (le maniement et l’acheminement de fusées de plusieurs centaines de tonnes de poussée est ingérable si une telle fusée n’est pas constituée de plus petits segments que l’on peut assembler directement sur le site de lancement.)
  • Développer des méthodes d’inspection simplifiées qui permettront de s’assurer que de si gigantesques fusées ne présentent pas d’anomalies.
  • Déterminer les méthodes opérationnelles les plus adaptées pour acheminer, manier, assembler, vérifier, et lancer, de très grosses fusées à propergols solides. Ceci implique une série d’études pour répondre à des questions telles que :
  1. Est-ce qu’un groupement de plus petites fusées à propergol solide ou une seule grosse fusée est préférable à des fusées composées de segments ? Une question que l’on ne doit pas analyser uniquement sous l’angle de la puissance, mais du point de vue opérationnel en tenant compte du transport et du travail des équipes au sol…
  2. La sécurité du pas de tir et des alentours. (Comment l’ensemble des opérations du Cap Canaveral seraient impactées par la présence de fusées remplies de milliers de kg de propergols solides).
  3. Evaluer le pour et le contre des différents sites de lancements des fusées à propergols solides ; à l’intérieur des terres, sur le littoral, ou sur des plates-formes en mer.
  4. Les exigences liées aux lancements habités. (Comment arrêter les moteurs du lanceur en cas de problème, pour permettre une interruption de la mission sans risque, et la récupération de la capsule spatiale ? Si cela s’avère difficile, quelles procédures alternatives peuvent être mises en œuvre ?

Question 5. Y consacrons-nous suffisamment d’effort ? Obtenons-nous les résultats nécessaires ?

Réponse : Non je ne pense pas que nous y consacrions suffisamment d’effort.

Selon moi les étapes les plus efficaces pour améliorer notre stature spatiale nationale, et accélérer les choses, seraient de :

  • Déterminer quelques objectifs à atteindre (le moins possible pour plus d’efficacité) dans notre programme spatial et en faire des priorités nationales. (Par exemple : faire atterrir un Homme sur la Lune en 1967 ou 1968).
  • Identifier parmi nos projets spatiaux en cours, ceux qui contribueraient le plus à atteindre cet objectif. (Par exemple : faire atterrir une station automatique sur la Lune qui permettra de déterminer les conditions environnementales que l’Homme y trouvera.)
  • Mettre tous les autres projets de notre programme spatial en veilleuse.
  • Ajouter un lanceur à ergols liquides encore plus puissant à notre programme de lanceurs spatiaux. La conception de ce lanceur devrait autoriser une certaine flexibilité afin de permettre des ajustements au fur et à mesure de l’accroissement de nos connaissances.

Exemple : Développer en plus de ce qui est fait aujourd’hui, un premier étage propulsif à ergols liquides avec une impulsion spécifique deux fois plus élevée que celui du premier étage de la Saturne, conçu pour fonctionner en fagot si besoin.

Avec ce lanceur nous pourrions :

  1. Doubler la capacité de satellisation. La multiplication par deux de la charge utile s’avèrerait primordiale pour faire atterrir des stations automatiques sur la Lune, pour des vols circumlunaires, et pour l’objectif final de faire atterrir des Hommes sur la Lune (si d’ici quelques années la solution des ravitaillements orbitaux s’avérait être la plus prometteuse.)
  2. Assembler un lanceur plus puissant en disposant trois ou quatre propulseurs en fagot. Cette solution devra être utilisée si d’ici quelques années, le rendez-vous et le ravitaillement orbital posaient problème, et que la « route directe » pour un atterrissage humain sur la Lune apparaissait comme la plus réalisable.

Pour résumer, je voudrais dire que dans cette course à l’espace, nous avons à faire à un adversaire déterminé dont l’économie en temps de paix est sur le pied de guerre. La plupart de nos procédures sont conçues hors du cadre de l’urgence nationale. Je ne pense pas que nous puissions gagner cette course, à moins que nous prenions enfin les mesures qui, jusqu’à présent, n’ont été jugées admissibles qu’en période d’urgence nationale.

Respectueusement vôtre,

Wernher von Braun