Wernher von Braun et le procès Dora d’Essen

Wernher von Braun reçoit une convocation en date du 6 novembre 1968, l’enjoignant à venir témoigner avant Noël ou tout début janvier dans le cadre du procès Dora devant la cour de justice de la ville d’Essen, dans le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

Il s’agit d’une action intentée à l’encontre de trois anciens membres de la SS, du service de sécurité du complexe de Mittelwerk, où furent assemblés notamment les missiles V2. (Landgericht Essen 29 Ks 9/66, Strafsache gegen Bischoff u. a.).Le procès Dora d’Essen s’ouvre le 17 novembre 1967.

Il s’agit du lieutenant-colonel (SS-Obersturmbannführer) Helmut Bischoff (1er mars 1908 – 5 janvier 1993) qui était le responsable de la sécurité (Abwehrbeauftragter beim Bau von V2 Raketen), de l’adjudant-chef (SS-Hauptscharführer) Erwin Busta (12 avril 1905 – 1982) et de l’adjudant (SS-Oberscharführer) Ernst Sander né Ernst Sabinski (14 mars 1916  – 1990).

L’enquête préliminaire avait concerné 30 personnes.

Les trois prévenus sont notamment accusés d’avoir pendu 70 travailleurs forcés, pour acte de sabotage, dans les tunnels de l’usine, entre février et mars 1945, quelque 23 ans après les faits.

Le procès sera instrumentalisé par un juriste est-allemand, Friedrich Karl Kaul (21 février 1906 – 16 avril 1981), qui représente les parties civiles de la RDA.

Il s’agit pour l’avocat est-allemand de prouver que les problèmes rencontrés sur les V2 étaient dus à du matériel défectueux, une mauvaise conception, et non au sabotage, afin d’établir que les victimes ont été exécutées sans aucun motif. 

Pour ce faire, Kaul a notamment requis les témoignages de quelque 300 personnes, dont Wernher von Braun, Walter Dornberger et Albert Speer, l’ancien ministre de l’industrie et de la production de guerre d’Hitler, qui vient de purger une peine de vingt ans de prison (du 1er octobre 1946 au 1er octobre 1966), ainsi que trois de ses plus proches collaborateurs. Speer sera interrogé le 30 octobre 1968.

En pleine guerre froide et de course à l’espace, les autorités est-allemandes, téléguidées par l’union soviétique, ne manquaient jamais une occasion pour rappeler le passé de bon nombre de personnalités ouest-allemandes, dont notamment le président de la RFA, Heinrich Lübke (il démissionne en 1969), qui avait travaillé avec Albert Speer, et bien évidemment, les scientifiques ayant travaillé en Allemagne sous le régime nazi, accueillis aux Etats-Unis et travaillant pour la NASA.

La propagande Est-allemande décrivait la RDA comme le seul Etat vraiment antifasciste, la RFA étant en réalité la continuité du régime nazi. La dénomination officielle du Mur de Berlin était d’ailleurs antifaschistischer Schutzwall (Mur de protection antifasciste).

Wernher von Braun, la personnalité la plus en vue, jalousé, que beaucoup prenaient pour le patron de la NASA, a toujours été une cible de choix.

On se souvient des « journalistes » est-allemands qui lors des conférences de presse posaient leurs questions en allemand, des articles que Julius Mader publiait dans les journaux de son pays pour dénoncer les anciens nazis travaillant pour la NASA.

Bien sûr on se souvient de son livre (Geheimnis von Huntsville : die wahre Karriere des Raketenbarons Wernher von Braun [Le secret d’Huntsville – La véritable carrière du Baron des fusées Wernher von Braun], publié en 1963 et réédité deux fois, en 1965 et 1967, traduit en russe, tchèque…

Le livre est truffé de contre-vérités. Mader prétend notamment que l’armée a fait pression sur l’université où von Braun était doctorant pour qu’il obtienne son diplôme en physique. Il évoque l’arrestation par la gestapo de Helmut Gröttrup et Klaus Riedel sans mentionner von Braun. Il prétend que von Braun a personnellement molesté des détenus, et assisté avec délectation à la pendaison de nombreux travailleurs forcés, etc.

Julius Mader, né Thomas Bergner, était un agent (capitaine) de la Stasi, spécialiste de la désinformation.

Il convient d’évoquer également le film sorti le 14 avril 1967 « Die Gefrorenen Blitze » (Les éclairs gelés) de Janos Veiczi (un ancien travailleur forcé hongrois) et Harry Thürk (journaliste et écrivain, controversé en RDA). Ce film sera distribué le 13 juin 1969 en France par la société française de production et de distribution de films et d’exploitation de salles ParaFrance, dans une version expurgée, pour éviter toutes poursuites judiciaires, sous le titre « Et l’Angleterre sera détruite », qui fait référence à un slogan prononcé sur l’antenne de Radio-Paris contrôlée par les nazis du 18 juillet 1940 au 17 août 1944. La diffusion du film en France est considérée comme un succès.

Il fut projeté au Festival de Cannes dans la catégorie hors compétition, en 1969.

Le fait même, que pour sortir en occident, le film ait dû être coupé de plusieurs scènes diffamantes envers Wernher von Braun, pour éviter toutes velléités judicaires, en dit long.

A l’occasion de la projection privée en mars 1969, l’ambassadeur de la RFA en France, Sigismund von Braun est invité. Sigismund est le frère ainé de Wernher von Braun. Le journaliste du Figaro raconte qu’en 1943, Sigismund von Braun est diplomate à l’ambassade d’Allemagne en Ethiopie au moment de son invasion par les anglais. Fait prisonnier par ces derniers, il est libéré à condition de fournir des renseignements sur les travaux de son frère. Von Braun accepta et transmis ensuite à son frère le mot de passe des Alliés « Paperclip », pour être reconnu et sauvé. Cette scène ubuesque fut retirée, en partie pour éviter tout incident diplomatique avec la RFA.

Le film est divisé en deux parties : Ziel Peenemünde (Objectif Peenemünde) et Kennwort Büroklammer (Mot de passe Paperclip) qui s’est inspiré du livre de Julius Mader. Le titre du film reprend d’ailleurs le titre de l’un des chapitres du livre.  

Il faut savoir que le film est produit par la DEFA, une entreprise d’état (Deutsche Film AG) pour un coût de 5,1 millions de Ostmark. Un des films les plus chers jamais produit en RDA. Le DDM n’ayant pas de taux de change officiel, on peut préciser pour avoir une petite idée, que le salaire moyen d’un allemand de l’est au milieu des années 60 est d’environ 510 DDM par mois. Cela correspond à quelque 833 ans de travail !

Le zélé Mader avait même suggéré de diffuser le film à la télévision en juillet 1969 dans le cadre d’une campagne de dénigrement de la mission Apollo 11, et pour essayer une fois de plus de démasquer l’odieux nazi et officier SS von Braun.

Mais depuis plusieurs mois, les relations avec la RFA évoluent, puisque ce sera très bientôt l’abandon de la doctrine Hallstein, et la mise en œuvre par Willy Brandt de la Neue Ostpolitik. A la fin des années 1960, seuls 17 États ont reconnu la RDA (les pays du bloc de l’Est). Ce rapprochement entre RFA et RDA, et par là même avec l’URSS, aboutira à la signature de nombreux traités fondamentaux. En 1975 la RDA est reconnue par 87 pays et en 1978 par 126 pays.

Le procès Dora d’Essen s’ouvre le 17 novembre 1967. Wernher von Braun reçoit une convocation en date du 6 novembre 1968, l’enjoignant à venir témoigner avant Noël ou tout début janvier.

En pleine préparation de la mission Apollo 8, le premier vol circumlunaire habité, Wernher von Braun ne veut pas se rendre en Allemagne. Des tractations entre le département d’état et le service juridique de la NASA dirigé par Paul Dembling, aboutira à ce que von Braun effectue sa déposition au Consulat d’Allemagne de l’Ouest à la Nouvelle-Orléans, le 7 février 1969.

Les Etats-Unis n’accorderont pas de visa à Kaul pour qu’il puisse assister à l’audition de von Braun qui dure 4 heures. Certainement de peur qu’il ne publicise son voyage et ne s‘épanche dans la presse américaine, ce que la NASA en particulier voulait absolument éviter.

Le 8 mai 1970 Busta (65 ans) est condamné à 8,5 ans de prison et Sander (53 ans) à 7,5 ans de réclusion. Ils n’effectueront pas leur peine. L’état de santé de Bishoff (62 ans) entraine la suspension des poursuites à son encontre le 5 mai 1970, et leur annulation le 26 mai.

En définitive, ces tentatives de déstabiliser Wernher von Braun, la NASA, et par là même les Etats-Unis, en passe de réussir leur fabuleux pari d’envoyer un Homme sur la Lune, n’aura pas l’effet escompté.

Il faudra attendre le décès de Wernher von Braun, lorsqu’il ne peut plus se défendre, et surtout l’affaire Rudolph, pour que les attaques contre lui s’intensifient et acquièrent une résonance.

Affirmer que la conquête de la Lune a été en partie possible grâce à un nazi convaincu, ancien officier SS et criminel de guerre, avec la complicité du gouvernement américain et de la NASA, frappe et fascine de nombreux esprits, peu au fait des circonstances.