La blague préférée de Wernher von Braun

« Wernher von Braun était un homme extrêmement chaleureux qui aimait raconter des blagues » se souvient Joseph M. Jones (1931 -), journaliste de formation.

Joseph M. Jones et Wernher von Braun devant la Saturne V d’Apollo 11 (15 juillet 1969)

Jones fut pendant huit ans (de 1973 à 1981) le directeur du bureau des relations publiques du Centre Spatial Marshall, et avant cette nomination, le chef du bureau de l’information, pendant treize ans.

Lorsqu’il travaillait à l’agence des missiles balistiques de l’armée (Army Ballistic Missile Agency – ABMA) il a notamment rédigé le dossier de presse (press kit) de la mission Explorer 1. Il a assisté aux 32 lancements des fusées de la classe Saturne.

Tel un aide de camp, Joseph Jones accompagnait très souvent Wernher von Braun lors de ses déplacements. Voici la blague qu’il a le plus entendue, le répertoire de von Braun n’étant pas illimité…

« Deux dames conduisant chacune une Volkswagen Coccinelle, sont arrêtées sur le bord de la route. La première étant tombé en panne, l’autre dame s’est rangée sur le bas-côté pour lui venir en aide. « Je pensais avoir un problème de moteur mais en ouvrant le capot je me suis aperçu que tout le moteur a disparu. » La seconde lui répond : « Vous en avez de la chance, l’autre jour j’ai ouvert le coffre et j’ai vu que j’avais un moteur de rechange. »

Les nouveautés culinaires à bord d’ Apollo 13

Le 8 avril 1970, 3 jours avant le lancement de la mission Apollo 13; le New York Times publie une interview du nutritionniste en chef du Centre des Vols Spatiaux Habités (actuel Centre Spatial Johnson), le Dr Malcolm Smith.

« Utiliser plus souvent des cuillères, des bols, et des ustensiles permettant d’appliquer des garnitures pour sandwich sur des tranches de pain frais, permettront aux astronautes d’ Apollo 13 de manger plus normalement que sur les précédentes missions. 

Le porc lyophilisé et les pommes de terre en gratin contiendront des morceaux et n’auront plus la consistance de la nourriture pour bébé, mais le repas sera toujours tiède. 

Une plus grande gamme de pain frais a été cuite pour la mission Apollo 13, dans des poêles à couvercle, permettant de produire une croûte uniforme et éviter la formation de miettes, ce qui fut un problème avec les anciens sandwiches lyophilisés qui avaient plus la consistance de biscuits. 

Les miches de pains sont soumises très brièvement à des températures de 1600°C pour détruire toutes les spores produisant des moisissures. Deux tranches de pain fabriquées avec de la farine irradiée seront emportées par l’équipage pour tester les méthodes alternatives de conservation des aliments, c’est à dire sans utiliser la réfrigération.

La nourriture de la mission Apollo 13 est lyophilisée à 70%, principalement en raison du manque de place pour le stockage.  Le pain a été traité avec de l’azote gazeux pour retarder le rassissement.

Sandwiches disponibles lors de la mission Apollo 13

D’autres premières consistent à emporter des noix de pécan pour stimuler l’appétit des astronautes, des cristaux d’orange déshydratés modifiés pour éviter leur agglomération, et du riz que l’on reconstitue instantanément en y ajoutant de l’eau chaude.

Le Dr Smith travaille déjà sur la nourriture des missions Skylab qui dureront  120 jours, quand de la nourriture bien chaude sera la bienvenue. Le principal obstacle étant la difficulté de chauffer les aliments en impesanteur, le Dr Smith espère pouvoir faire tester un appareil de chauffage à bord d’Apollo 14. »

De la responsabilité morale de Wernher von Braun dans l’Allemagne nazie.

Wernher von Braun (à droite en civil) aux côtés d’Adolf Galland « General der Jagdflieger » à Peenemünde.

En janvier 1971, alors qu’il travaille au quartier général de la NASA, Wernher von Braun reçoit une lettre d’un dénommé Alan Fox, résidant à Long Island dans l’état de New-York.

La question pour le moins naïve soulevée par cette personne, reflète néanmoins un sentiment partagé par un certain nombre de ses compatriotes. (Voici ma traduction de la lettre de M. Fox, et de la réponse de Wernher von Braun) :

Cher Dr von Braun,

Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous n’avez pas usé de votre position et de votre influence pendant la deuxième guerre mondiale pour essayer de sauver les juifs. Un homme de votre stature doit avoir appréhendé l’énormité du crime en train de se commettre.

Je respecte votre compétence en tant que scientifique mais ne peux encore vous respecter en tant qu’être humain tant que vous ne m’aurez pas expliqué votre silence pendant cette période.

Je ne suis pas un importun, et n’ai aucune animosité à votre encontre. Mais j’apprécierais vraiment une explication de votre part.

Cordialement,

Alan Fox

Le 22 janvier, Wernher von Braun lui rédige cette réponse détaillée.

Cher M. Fox,

Comme suite à votre lettre datée du 11 janvier, je vous soumets cette réponse.

Au cours des années qui ont précédé le début de la deuxième guerre mondiale il était évident pour tous ceux qui vivaient en Europe qu’il y avait des persécutions politiques dans plusieurs pays totalitaires.

Dans les premières années du régime d’Hitler en Allemagne, les persécutions ont pris de nombreuses formes dont la plus visible fut le dénigrement des juifs dans la presse nazie.

La plupart des allemands ont pensé qu’il s’agissait pour le régime, de trouver un bouc émissaire pour le faramineux taux de chômage, et rallier la population au gouvernement d’Hitler.

Toutefois, la plupart des allemands, moi y compris, ne pouvions imaginer, même dans nos pires cauchemars, que cet antagonisme déclaré, aboutirait au final à quelque chose comme Auschwitz (dont j’ai entendu parler pour la première fois après la guerre).

Jusqu’au commencement de la guerre, il y avait des juifs, officiers et soldats, dans l’armée allemande, et les contacts sociaux étaient largement maintenus avec les amis juifs. Je vous avoue qu’à l’époque, je n’ai pas mené une profonde réflexion sur le sujet. Je pensais que lorsque les objectifs politiques de cette campagne anti juive seraient atteints, on trouverait un nouveau bouc émissaire.

Les persécutions de Staline envers les koulaks*, les officiers de l’armée (Tuchachevski, et al.), les trotskistes, l’intelligentsia, et les juifs russes, laissaient présager un dessein similaire.

En ce temps- là, j’étais bien sûr, un jeune ingénieur, sans grand intérêt pour la politique, et bien plus absorbé par mes recherches sur les possibilités du vol spatial et mes expériences sur les fusées.

J’ai eu la chance que l’armée allemande s’intéresse à mes travaux et m’octroie de l’argent et des infrastructures. Je n’ai pas eu plus de scrupules que, disons, les frères Wright, lorsqu’ils ont signé leur premier contrat avec le ministère de la guerre des Etats-Unis. [NdT : Je rappelle que le premier contrat de Wernher von Braun avec l’armée allemande date du 27 novembre 1932, donc avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, le 30 janvier 1933.]

En 1939, lorsque la guerre a éclaté, nos travaux ont consisté à produire des armes. J’ai passé l’essentiel de mon temps, juste avant, et pendant la guerre, dans un centre de recherche sur les fusées, à Peenemünde, un endroit isolé sur les côtes de la mer Baltique. Nos journées consistaient à concevoir, construire, et tester.

On m’a souvent demandé comment j’ai pu concevoir des armes de guerre, et j’ai lu une multitude de publications évoquant les aspects moraux de cette question, qui remonte aussi loin que la guerre elle-même, et donc aussi vieille que l’humanité.

Du point de vue de ma propre expérience, je peux seulement dire ceci : lorsque votre pays est en guerre, quand des amis meurent, quand votre famille est constamment en danger, quand les bombes explosent autour de vous et que votre maison est détruite, le concept de juste guerre devient très vague et lointain, et vous faites votre possible pour infliger à l’ennemi autant, ou plus de souffrances, que vous-mêmes, votre famille, et amis ont subi.

Il y a également un autre aspect : notre connaissance de ce qu’il se passait en Allemagne, et dans le monde, était plutôt limité par la machine de propagande nazie.

Au cours de discussions privées entre amis, il nous arrivait de discuter des camps de concentration, dans lesquels toutes sortes d’opposants au régime, y compris les juifs, étaient détenus, mais je ne me rappelle pas, n’avoir jamais entendu le moindre témoignage concernant des atrocités, pas plus que sur des exécutions massives de civils.

Si vous avez du mal à me croire, il vous suffit de vous poser la question de savoir combien de temps après le massacre de My Lai au Vietnam (NdT : Ce massacre a eu lieu le 16 mars 1968 et révélé au monde en novembre 1969 par le journaliste Seymour Hersh.) vous en avez entendu parler, en tenant compte, par ailleurs, de fait que nous sommes dans un pays où la presse est libre, encline à révéler des faits déplaisants, et non pas, dans un pays où la presse est muselée, contrôlée par l’état, un pays dont les dirigeants sont déterminés coûte que coûte à protéger les secrets d’état, et empêcher la population de savoir les choses qu’ils ne veulent pas qu’elle sache.

Vous me demandez pourquoi je n’ai pas usé de mon influence pour sauver les juifs.

Tout d’abord, comme évoqué ci-dessus, je n’étais pas au courant que des atrocités étaient commises en Allemagne. Je savais que des dirigeants juifs, catholiques et protestants avaient été emprisonnés en raison de leur opposition au régime. Je me doutais également en ne voyant plus mes propres amis juifs, que beaucoup avaient quitté le pays ou avaient été envoyés dans des camps de concentration. Mais être emprisonné, et être massacré, sont deux choses radicalement différentes.

En second lieu, si j’ai pu avoir une quelconque importance dans le programme des fusées de l’armée allemande, je n’avais aucune influence politique sur qui que ce soit hors de Peenemünde. J’ai moi-même été arrêté par Himmler, et c’est grâce à l’action du général sous les ordres duquel je me trouvais, que j’ai pu être sauvé.

Comme vous le savez, la réelle étendue des souffrances et du criminel massacre de masse des juifs, ne furent révélés au monde que plusieurs mois après la fin des hostilités, et c’est seulement à ce moment là que j’ai appris ces choses. J’ai été profondément choqué, et depuis, ai toujours eu honte d’avoir été lié à un régime capable d’une telle brutalité. Comme les millions de mes anciens compatriotes, qui ont eu connaissance de ces atrocités seulement après la guerre, je suis conscient que notre génération doit accepter sa part de culpabilité pour ce qu’il s’est passé.

Cordialement,

Wernher von Braun

* Effectivement, comme le souligne Wernher von Braun, on parle beaucoup des atrocités du nazisme mais beaucoup moins de la barbarie du stalinisme. Ainsi par exemple le prix humain de la collectivisation de l’agriculture en Union soviétique à partir de 1929 fut effroyable. La liquidation des koulaks, les propriétaires terriens, fut d’une implacable brutalité. Les révoltes de 750 000 paysans dans diverses parties de l’URSS furent réprimées dans le sang. Quiconque résistait à la collectivisation était déporté en camp de concentration ou simplement exécuté. En Ukraine ce sont 113 637 « koulaks » qui furent déportés dans les premiers mois de 1930. Cette politique agricole entraîna une famine généralisée dans les années 1932-1933.

C’est en Ukraine, pourtant l’une des régions les plus fertiles de l’URSS que l’impact fut le plus terrible : « Nous avons mangé tout ce qui nous tombait sous la main, entendit un responsable du Parti à son entrée dans un village : chats, chiens, mulots, oiseaux, et même l’écorce des arbres ». Plus de 2 000 personnes furent condamnées pour cannibalisme. Au total plus de 3,3 millions de personnes sont mortes de faim ou de maladies liées à la malnutrition. Pour l’ensemble de l’Union soviétique, il faut multiplier ce chiffre par deux ! « Il s’agit de l’un des crimes les plus monstrueux de l’Histoire ».

Référence : KERSHAW Ian « L’Europe en enfer – 1914-1949 », Editions du Seuil, Coll. : l’Univers historique, 2016, 630 p. Traduit de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emanuel Dauzat – Titre original : « To Hell and Back. Europe, 1914-1949 », Penguin Books Ltd, London, 2015.  Un ouvrage à lire absolument ; Ian Kershaw, médiéviste à l’origine, est devenu l’un des meilleurs spécialistes du XXe siècle, de la Seconde Guerre Mondiale, et de l’Allemagne.