Ronald Evans égare sa paire de ciseaux

Depuis les premiers vols Mercury, chaque astronaute emporte avec lui dans l’espace une paire de ciseaux de très grande qualité.

Un précieux outil personnel qui permet d’ouvrir les sachets de nourriture, les tablettes de médicaments, etc. Ces paires de ciseaux sont capables de sectionner les sangles de sécurité de leur siège en cas d’urgence. Ils sont donc très importants pour la vie quotidienne à bord du vaisseau spatial, et la sécurité des astronautes.

Hormis l’ajout de bords dentelés sur le manche, les paires de ciseaux ont subi peu de modifications depuis le programme Mercury. Ils sont fabriqués par la société fondée à New York en 1890 par Edward Weck (? -1922), un immigrant allemand de Solingen, une ville connue depuis le moyen âge (1363) pour la qualité de ses lames.

Au décollage, les paires de ciseaux de 20,3 cm (8 pouces), d’une masse de 227 g, sont rangées dans une poche (Utility Pocket) sur la jambe gauche de la combinaison spatiale des astronautes (PGA pour Apollo Pressure Garment Assembly). Ils doivent toujours l’avoir à portée de main.

La paire de ciseaux d’Eugene Cernan.

Lors de la mission Apollo XVII, qui s’est déroulée du 6 décembre 23:33 au 19 décembre 1972 13:25 (Heure de Houston – CST Central Standart Time), l’astronaute Ronald Evans (1933-1990) a égaré sa paire de ciseaux au cours du trajet vers la Lune. Il évoque pour la première fois la perte de ses ciseaux le 9 décembre à 15:23. Il se rappelle les avoir accrochés à la poignée de contrôle n°1 (Hand Controller 1) avant de dormir, au réveil impossible de les retrouver.

Le 10 décembre à 13:25, Ronald Evans s’inquiète : « Je vais avoir du mal pour prendre mes repas si vous emportez tous les ciseaux avec vous. Cela dit, j’ai de bonnes dents. »

Les ciseaux ne furent pas retrouvés avant le départ de ses deux compagnons vers la surface de la Lune, le 11 décembre à 11:20. Comme cet outil est absolument nécessaire, notamment pour se sustenter, il a fallu que le pilote du module lunaire Harrison Schmitt (1935 – ) prête ses ciseaux à Evans. « On ne va pas le laisser mourir de faim, ni l’obliger à démonter le vaisseau spatial pour les retrouver. »

Ronald Evans restera tout seul jusqu’au 14 décembre 19:10 soit 3 jours 7 heures et 50 minutes.(Sur un total de 6 jours et 4 heures en orbite lunaire, soit 75 révolutions.)

Ronald Evans et « une » paire de ciseaux.

Le kit de survie contient bien une machette et un couteau de poche, mais leur utilisation aurait présenté beaucoup trop de dangers en impesanteur.

C’est ainsi que Eugene Cernan (1934-2017) et Harrison Schmitt n’ont disposé que d’une paire de ciseaux sur la surface de la Lune, leur faisant perdre du temps au moment de se restaurer. Unique paire de ciseaux qui a fait l’objet d’une attention de tous les instants, les égarer aurait pu compromettre l’exploration lunaire. Les astronautes emmenaient ces ciseaux dans leur combinaison lors des sorties extra-véhiculaires sur la surface de la Lune. Ils l’ont d’ailleurs fait tomber dans la poussière lunaire lors de la première EVA.

Comme le fit remarquer Harrison Schmitt :  « La moitié du travail du FAO consistait à nous rappeler de ne pas égarer notre unique paire de ciseaux. » [ FAO – Flight Activities Officer – Contrôleur de vol, responsable des activités en vol : il gère les activités de l’équipage en temps réel : check-lists, procédures, planning…]

Pendant toute la durée restante du vol, Evans n’a pas manqué de se faire chambrer par ses camarades, comment peut-on perdre une paire de ciseaux de 20 cm de long, munie d’une lanière qui plus est, dans un espace aussi exigu ?   

Une paire de ciseaux – Mission Apollo XVII.

Les journaux, tel le New York Times dans son édition du 20 décembre, ont évoqué la perte des ciseaux et le danger potentiel qu’ils représentent lors de l’amerrissage. Le Times conclura sont petit article par : « …mais les ciseaux n’ont pas réapparu, et un officiel de l’agence spatiale, auquel on a demandé où ils avaient bien pu passer, a répondu en riant : je pense que personne n’en a la moindre idée. »

En réalité Harrison Schmitt a fini par retrouver la paire de ciseaux lors des préparatifs pour la rentrée dans l’atmosphère, lorsqu’il faut tout ranger, tout arrimer. Il en fera discrètement part à Cernan, sans avertir Evans, dont ils continueront à gentiment se moquer.

Quelques semaines plus tard, lors de la Splashdown Party avec la Division Contrôle de Vol, c’est en grande pompe que Cernan et Schmitt remettront sa paire de ciseaux à leur acolyte !

La NASA tolérait que les astronautes gardent les objets à usage personnel, la valeur marchande théorique de la paire de ciseaux de Schmitt a grandement diminuée, sachant que les prix atteignent des sommets lorsque l’objet a effectivement été sur la Lune… Ainsi Cernan a vendu sa paire de ciseaux aux enchères en 2008 pour 17 925 dollars, mais Janet, l’épouse de Ron Evans, décédé le 7 avril 1990, malgré la croustillante histoire liée à cet objet, a obtenu « seulement » 5 975 dollars en 2009.

La paire de ciseaux de Buzz Aldrin a été vendue 31 070 USD en 2007, Aldrin a fait très fort puisqu’il a vendu la lanière séparément, le prix de vente de cette dernière n’a pas été communiqué publiquement. Celle d’Alan Bean a été vendue 100 000 USD en 2014, le record. Collins a offert la sienne au NASM (National Air and Space Museum – Musée National de l’Air et de l’Espace) à Washington D.C.

Celle d’Armstrong n’a pas été localisée, ni celles de John Young, Charlie Duke, Alan Shepard… et Harrison Schmitt.

Trois astronautes ont fait le voyage de la Terre à la Lune à deux reprises, James Lovell, John Young et Eugene Cernan ; ils avaient donc selon toute vraisemblance, deux paires de ciseaux chacun.

Les larmes d’ Edward Fendell

Edward Fendell (1932-  ) était un contrôleur de vol, INCO (Integrated Communications Officer – modifié en Instrumentation & Communications Officer pour le programme navette spatiale) de l’équipe blanche (Shift 2) d’Eugene Kranz, lors de la mission Apollo 11.

L’INCO était responsable de tous les systèmes de communication (données, voix et vidéo) de la surveillance et de la configuration des systèmes de communication et d’instrumentation en vol. Il surveille également la télémétrie entre le véhicule et le sol, ainsi que les commandes en liaison montante.

Nommé directeur de la section communications en 1969 (d’abord au sein de la Flight Control Operations Branch, puis de la Flight Control Division), Edward Fendell va devenir une célébrité en opérant les caméras couleur à 582 000 dollars (3 700 000 dollars en monnaie constante), véritables bijoux de technologie, de la division Astro-Electronics de la société RCA (GCTA pour Ground Commanded Television Assembly que l’on prononçait « gotcha »).

La presse lui donnera le sobriquet de Captain Video, d’après le premier feuilleton de science-fiction jamais diffusé à la télévision américaine, de 1949 à 1955 : Captain Video and His Video Rangers.

Wernher von Braun (1912-1977) inspecte la caméra d’Apollo 15. Crédit photo : NASA – juin 1971.
Cette photo avec Wernher von Braun permet d’appréhender « l’encombrement » de la caméra. Crédit photo : NASA – juin 1971.

Montées sur les rovers lunaires (LRV pour Lunar Roving Vehicle), lors des missions Apollo 15, 16, et 17, ces caméras peuvent être télécommandées à partir d’une console spéciale comptant 18 boutons (ajoutée au poste INCO de la salle de contrôle des missions), mais seulement lorsque le LRV est à l’arrêt, puisqu’il faut précisément orienter l’antenne haut gain.

Comme le signal met quelque 2 secondes pour être « interprété » et parvenir à la caméra, cela complique un peu les choses pour suivre les astronautes en mouvement… Ce dispositif permet de soulager le travail photographique des astronautes.

Edward Fendell zoome, à la demande des géologues et scientifiques, sur les formations intéressantes, et suit en direct le travail des astronautes.

C’est William E. Perry du E&D (Engineering and Development Directorate) du centre spatial texan, qui a proposé l’idée d’une caméra télécommandée. Edward Fendell avait une doublure, Granvil A. Pennington (1944-2013) surnommé « Al » ou « Gap », INCO également, qui sera le 22e Directeur de Vol de la NASA.

La caméra à proprement parler (CTV pour Color Television Camera) à une masse de 5,8 kg, le tube à technologie SIT (Silicon Intensifier Target) permet de pointer la caméra sur le soleil sans aucun dommage (contrairement à celle d’Apollo 12 équipée d’un tube SEC Secondary Electron Conduction) et surtout, produit des images de qualité bien supérieure à ce qui a été fait précédemment.

Elle est équipée d’un zoom Angénieux de 12,5-75 mm de focale, d’ouverture f2,2-22, le rapport de zoom est de 6:1. La caméra est orientable à distance grâce au TCU (Television Control Unit) d’une masse de 5,9 kg permettant une amplitude de 134° vers la gauche, 214° vers la droite, et de 85° vers le haut et 45° vers le bas, à la vitesse moyenne de 3° par seconde.

Le LRV-3 et la caméra télécommandée d’Apollo 17. Cette caméra a permis de retransmettre quasiment la totalité des trois explorations de la Lune de cette mission, soit près de 22 heures, et elle fonctionnera encore quelque 27 heures après le départ des astronautes. Chaque modèle a été amélioré au fil des missions. La caméra pouvait être connectée au LM (MESA mode) ; via une rallonge, posée sur un trépied sur la surface de la Lune (LM Tripod Mode) ; montée sur le LRV (LCRU/LRV Mode).

MESA = Modularized Equipment Stowage Assembly, une sorte de coffre à bagage que les astronautes déploient pour accéder aux outils qu’il contient. Il se trouve dans le Quad 1 de l’étage de descente du module lunaire.
LCRU = Lunar Communications Relay Unit. Installé sur le LRV, il s’agit du système de communication principal entre les astronautes et la Terre lorsqu’ils sont sur la surface de la Lune, loin du LM. Il permet de télécommander la caméra depuis la Terre.
Eugene Cernan et le LRV 3 (13 décembre 1972). Au premier plan la caméra, et l’antenne parabolique (HGA – High Gain Antenna) du LCRU. A gauche de la base du mât de l’antenne se trouve l’électronique du LCRU.
Gros plan de la caméra (CTV + TCU) montée sur le LRV-2 (Apollo 16). Le pare-soleil ne fut ajouté qu’à partir de la mission Apollo 16.

Le fait d’arme le plus connu d’ Edward Fendell (et de son assistant, INCO également, Harley W. Weyer avec lequel il a conçu le « script ») est la spectaculaire retransmission du décollage de l’étage de remontée du module lunaire d’Apollo 17.

Pour la mission Apollo 15, la caméra ayant des problèmes de rotation dans le plan vertical, le décollage n’a pu être « suivi ».

Pour Apollo 16 le suivi fut partiel car le Rover était garé trop près du LM, et le mouvement vertical de la caméra pas assez rapide.

En 1973 il recevra une Goldene Kamera (Caméra d’or), qui est une récompense allemande de télévision et de cinéma existant depuis 1965, dans la catégorie meilleure photographie (Best Cinematography).

Décollage de Eugene Cernan et Harrison Schmitt à bord de Challenger – Apollo XVII –
Edward Fendell devant la console INCO.
Edward Fendell, « Captain Video »

En ce lundi 21 juillet 1969 au matin, après quelques heures de repos, Edward Fendell, qui n’est pas encore Captain Video, retourne travailler, en chemin il s’arrête au Dutch Kettle pour prendre un rapide petit-déjeuner.

Il s’assoit au comptoir et commande des œufs brouillés. En attendant, il boit tranquillement son café et lit son journal qui rapporte l’événements de la veille. Il n’a pas encore eu le temps de réaliser pleinement la portée des premiers pas de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune et le fait qu’il y ait activement participé.

Lorsque deux personnes viennent s’asseoir à côté de lui, et entament une conversation :

– « J’ai débarqué en Normandie le jour J, combattu les nazis jusqu’à Berlin, mais je n’ai jamais été aussi fier d’être américain que hier. »

A ces mots, Edward Fendell, submergé par l’émotion, retourne dans sa voiture et fond en larmes…

Un cosmonaute à bord d’ Apollo 17

Inviter un cosmonaute à participer à la dernière mission Apollo 17, permettrait à la NASA d’enterrer symboliquement la hache de la course à l’espace.

C’est ce que propose en mai 1972, le grand économiste américain d’origine allemande, Oskar Morgenstern (1902-1977). Il était alors directeur du centre de théorie économique appliquée de l’Université de New York.

Imaginons un équipage composé par Eugene Cernan, Ronald Evans et Alexeï Leonov.

La suggestion fut poliment déclinée.