Wernher von Braun ou ma patrie est le monde

Comme chacun sait, à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, Wernher von Braun et son équipe se sont rendus aux américains.

Ainsi que l’a caricaturalement résumé l’un des membres du groupe : « Nous méprisions les français, étions mortellement effrayés par les soviétiques, ne croyions pas que les britanniques puissent s’offrir nos services. Alors il ne restait que les Américains. »

Ce fut une décision tout à fait clairvoyante, comme le démontrera la suite des événements…

Devenu homme public, Wernher von Braun rencontrera moins d’hostilité liée au fait d’avoir développé des missiles à Peenemünde pendant la guerre, certainement parce que jusqu’en 1960 lui et son équipe feront exactement la même chose aux Etats-Unis, que celle d’avoir soi-disant opportunément changé de patrie.

Il y eut quelques manifestations sporadiques de petits groupes de pacifistes, tel celui qui a défilé devant le cinéma de Munich, où fut projeté en avant-première son film biographique « I aim at the stars » (« Je vise les étoiles » – « Ich greife nach den Sternen »), en brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire: « Diese Raketen ziehlen nicht auf die Sterne, sondern auf das Leben » : « Ces missiles ne visent pas les étoiles, mais la vie! »

En revanche, beaucoup plus nombreux furent ceux qui raillèrent l’apparente facilité avec laquelle von Braun a changé de patrie, affirmant qu’il n’aurait sans doute aucun scrupule à refaire la même chose si cela devait servir ses ambitions.

Ainsi, alors que Wernher von Braun devait assister à un lancement important au Cap Canaveral, on prévient les journalistes qu’un empêchement de dernière minute ne lui permettra pas d’être présent… Un reporter, sans doute inspiré par la chanson de Tom Lehrer lança : « Qu’est-ce qui se passe, il ne veut pas interrompre ses cours de chinois ? »

A ses détracteurs Wernher von Braun répondait ceci :  » Quelle est ma patrie ? Le domaine de mon père, qui est maintenant en Pologne ? La propriété de la famille von Braun en Prusse, qui fait maintenant partie de l’Union Soviétique ? Mes quartiers à Peenemünde, qui se trouvent maintenant à l’est ? Mon vrai chez-moi est devenu inaccessible… »

« Ma patrie est le monde  » Sénèque

Wernher von Braun et Charles Sadron

Charles Sadron (1902-1993) est un éminent physicien français. Après sa thèse il obtient une bourse Rockefeller qui lui permet de partir travailler un an aux Etats-Unis dans le laboratoire du professeur Théodore von Kármán* au California Institute of Technology de Pasadena, un des plus grands laboratoires spécialisés en mécanique des fluides.

Ce dernier lui propose même de rester aux USA et de travailler avec lui, mais il préfère rentrer en France. Charles Sadron fait figure d’exception, en effet, à cette époque peu de physiciens français suivent une formation complémentaire à l’étranger (…)

Résistant, il est arrêté par la Gestapo le 25 novembre 1943 à Clermont-Ferrand, où s’était repliée l’Université de Strasbourg, et est emprisonné pendant quelques semaines en France, avant d’être déporté en Allemagne au camp de Buchenwald.

Il sera ensuite transféré, ainsi que tous les prisonniers qualifiés, au camp de Dora-Mittelbau qui « fournit » à l’usine souterraine de production des V2, « Mittelwerk » près de Nordhausen, de la main d’œuvre.** Il y restera de février 1944 à avril 1945 sous le matricule 42.013.

Lorsque Wernher von Braun apprend la présence de Charles Sadron, il souhaite le rencontrer. Au cours de leur unique entretien, en français, qui se déroule dans un des ateliers de « Mittelwerk », il lui fait part de sa sympathie et lui exprime ses regrets de le voir traité de la sorte, dans un tel état de misère. Il lui demande même s’il veut venir travailler dans son laboratoire à Peenemünde. Sadron refuse brutalement. Accepter serait une trahison, de plus il ne veut pas être mieux traité que ses compagnons d’infortune. Von Braun lui présente ses excuses et sourit en s’éloignant.

En 1947, Charles Sadron dans ses mémoires *** décrit von Braun comme un homme jeune, d’apparence très germanique, qui parle parfaitement le français.  Il précise par ailleurs qu’il a eu vis à vis de lui une attitude presque généreuse, et s’est adressé à lui en termes courtois et mesurés.

Dans une lettre à Albin Sawatzki, le directeur de la planification de « Mittelwerk », von Braun intervient en faveur de Charles Sadron, demandant à ce qu’il puisse porter des vêtements civils, et que ses conditions de détention soient améliorées. En vain ! Ce qui prouve de la meilleure manière, qu’il n’avait strictement aucune influence sur la condition des détenus.

Charles Sadron et quelques élus seront tout de même autorisés à recevoir des colis. Il décrit partiellement le contenu du gros paquet reçu début avril 1944. Boîtes de sardines, paquets de biscottes, boîtes de gâteaux secs, un miroir, de l’eau de Cologne, des vêtements, des cigarettes « Gauloises ». Le slogan  inscrit sur les paquets de Gauloises était « liberté toujours ».

Il serait naïf de croire que seules des considérations humanitaires soient à l’origine de ces démarches. La production en série du missile V2 exige du personnel qualifié, il faut donc le « préserver ».

Charles Sadron travaillera dans l’atelier le plus « pointu » de l’usine souterraine, celui du Contrôle Qualité, dans la galerie transversale 28. En compagnie d’ingénieurs allemands il s’occupe notamment du système de guidage du V2 (Mischgerät).

Il n’en demeure pas moins que von Braun s’est très certainement identifié à un collègue physicien comme lui, dont la situation a dû le troubler.

*  En 1936 von Kármán a été l’un des co-fondateur de la société Aérojet et du désormais célébrissime Jet Propulsion Laboratory.

** Il faut savoir que la plupart des grandes entreprises allemandes ont à un moment ou à un autre eu recours, même si très réticentes au départ, à l’utilisation de main d’œuvre issue des camps de concentration. Dès 1937, les SS avaient déjà commencé, à très petite échelle, à exploiter les détenus des camps en tant que travailleurs forcés en créant des ateliers au sein même des camps de concentration. 

Ils n’ont rien inventé, c’est une méthode classique de l’Antiquité et des pays coloniaux: utiliser des esclaves et des travailleurs étrangers dénués de droits. La pénurie de main-d’œuvre s’accroissant au fil de la guerre, elles y eurent de plus en plus recours. Les SS facturaient aux entreprises 4 Reichsmarks (RM) par jour pour un ouvrier et 6 RM pour un ouvrier qualifié.

*** « De l’Université aux camps de concentration : témoignages strasbourgeois »  Edition originale 1947 –  La 4ème édition date de 1996. (Le bouleversant témoignage de Charles Sadron est contenu dans les pages 177 à 231 : « A l’usine de Dora »)

Il convient de préciser que sur les 26 500 victimes de Mittelbau-Dora, dont plus de 1 700 ont été tuées lors du bombardement de Nordhausen par les alliés les 3 et 4 avril 1945, et 11 000 ont succombé lors de l’évacuation du camp les jours suivants.

La très grande majorité a trouvé la mort pendant la phase d’agrandissement et d’aménagement de l’usine souterraine, qui passe en deux mois d’une superficie de 97 400 à plus de 112 000 m², et non pendant l’assemblage des missiles.

Or l’équipe de Peenemünde était responsable de l’assemblage et non pas de la construction et du choix du site. Il est bien évident que s’il avait pu choisir, Wernher von Braun aurait préféré que la A4 soit assemblée par des techniciens « civils » germanophones, qualifiés et fiables (…)

Plus de 200 prisonniers, accusés de sabotage, ce qui comprenait le fait de mentir sur ses qualifications, furent pendus en public. Le degré de qualification ayant un lien très étroit avec le traitement subi. Bien évidemment, plus un travailleur était qualifié plus il avait de privilèges.

Lorsqu’à l’automne 1944 les SS ont vent d’un complot visant à faire sauter le tunnel où sont assemblés les V2, ils torturent des centaines de prisonniers et exécutent plus de 150 soviétiques ainsi que des « Kapos » allemands, dont trois superviseurs communistes. Un prisonnier russe a été pendu pour avoir uriné sur un V2.

Wernher von Braun, une cible de choix !

Les « journalistes » est-allemands ne manquaient jamais une occasion, pour rappeler les origines de Wernher von Braun.

Le 14 juillet 1969, une conférence de presse se tient au Cap Canaveral, devant plusieurs centaines de correspondants, et les caméras de télévision.

Sont présents de g. à d. : Wernher von Braun (Directeur du Centre Spatial Marshall), Kurt Debus (Directeur du Centre Spatial Kennedy), George Mueller (Administrateur Associé, Directeur du Bureau des Vols Spatiaux Habités) et Robert Gilruth (Directeur du Centre des Vaisseaux Spatiaux Habités).

Comme d’habitude, plus de la moitié des questions s’adressent à von Braun… Lorsqu’un  « journaliste » de Berlin-Est lui demande de répondre à une question en allemand, il y a un silence, pendant un court instant von Braun est décontenancé.

La NASA est extrêmement sensible sur les questions d’origine. Deux directeurs de centre sont d’anciens allemands de Peenemünde, von Braun et Debus.

Il déjoue le piège en traduisant la question en anglais, y répond longuement en anglais, puis traduit sa réponse en allemand.

Très habilement, il introduit une note d’humour en déclarant : « Je dois préciser aux cent trente-quatre correspondants japonais présents à Cap Kennedy que je ne peux pas en faire autant en japonais ».

Cette remarque provoqua de grands éclats de rire !

Les « journalistes » est-allemands ne sont pour la plupart, rien d’autre que des agents du KGB (Komitet Gossoudarstvennoï Bezopasnosti – Comité pour la Sécurité de l’État) ou de la MfS (Ministerium für Staatssicherheit – Ministère de la Sécurité d’Etat) autrement dit de la Stasi. 

On se rappelle du livre de Julius Mader paru en 1963, commandité par l’URSS pour tenter de déstabiliser la NASA, intitulé « Geheimnis von Huntsville : Die wahre Karriere des Raketenbarons Wernher von Braun » (Le secret de Huntsville : la véritable carrière du baron des fusées, Wernher von Braun).

L’ouvrage subversif de 408 pages qui comprend 79 photos, vendu 6,80 DM (1,70 USD de 1963) publié par HELIOS – Buchvertrieb GmbH, rappelle longuement à coups de contre-vérités le passé de von Braun et de son équipe dans l’Allemagne hitlérienne. Il s’agit de prouver qu’ils sont de fervents nazis, criminels de guerre de surcroît, démontrant ainsi que les Etats-Unis utilisent des nazis dans leur programme spatial.

Pour information, Lloyd W. Blankenbaker, le Directeur de la Sécurité à la NASA, fera traduire des extraits du livre, ainsi que la publicité faite par la maison d’édition, par la secrétaire de Wernher von Braun, Ruth von Saurma, et les enverra le 12 juin 1964 au directeur du FBI, John Edgar Hoover.

Les ficelles sont tellement grosses, que cette naïve tentative de déstabilisation n’aura pas l’effet escompté ! Du moins pas avant les années 80, après son décès, lorsqu’il ne peut plus se défendre !

Julius Mader était en réalité un agent de la MfS spécialiste de la subversion et de la désinformation !

Toujours en RDA des « historiens » ont accusé indirectement Wernher von Braun d’avoir fait pendre ou fusiller des détenus dans l’usine souterraine de Mittelwerk, où les missiles V2 étaient assemblés, ce qui est une contre vérité historique !