Wernher von Braun et le camp de concentration de Dora

De prophète de la conquête de l’espace au cours des années 50 et 60, Wernher von Braun est devenu, à partir du milieu des années 1970, un criminel de guerre nazi (associer criminel de guerre et nazi est d’ailleurs devenu un pléonasme !).

Principalement après la publication de témoignages, essentiellement de déportés français du camp de concentration de Mittelbau-Dora, ayant travaillés dans l’usine sous-terraine de Mittelwerk (usine du Centre).

Il faut savoir que des témoignages d’anciens déportés sont encore publiés en ce début du XXIe siècle, plus de 70 ans après les faits. Il faut dire que le filon est excellent, il fait recette… Quelque 9 000 français furent déportés dans ce camp !

Le dernier camp de concentration principal créé par le Troisième Reich le 29 octobre 1944 (qui était depuis le 28 août 1943 un Außenlager ou Arbeitslager du camp de Buchenwald), a fait environ 26 500 victimes soit plus d’un tiers des détenus qui s’y sont succédés.

Parmi ces 26 500, 1 734 ont été tués lors du bombardement de Nordhausen par les alliés les 3 et 4 avril 1945 et quelque 11 000 ont succombé lors de l’évacuation du camp les jours suivants. 39 Außenlagern en dépendaient dont le plus meurtrier fut celui d’Ellrich-Juliushütte, sur 8 000 détenus y ayant travaillé dans des conditions effroyables, principalement au creusement de tunnels pour y implanter une usine Junkers, la moitié sont morts…

Le KZ Mittelbau-Dora fournissait la main d’œuvre à l’usine souterraine de Mittelwerk GmbH, une société « privée » (la forme juridique GmbH, acronyme de Gesellschaft mit beschränkter Haftung, est l’équivalent de la SARL ; société à responsabilité limitée.), où était notamment construit en série le missile V2, conçu par von Braun et son équipe à Peenemünde. Le nom de von Braun n’apparaît pas dans l’organigramme de la société, contrairement à certaines allégations. Il se rend à Mittelwerk pour la première fois le 25 janvier 1944.

C’est Albert Speer, le ministre de l’armement et de la production de guerre, qui, le premier, émit l’idée de transférer un maximum d’usines stratégiques sous terre, dans des mines, des tunnels, pour échapper aux bombardements alliés.

C’est le raid aérien contre le centre de recherche de Peenemünde, dans la nuit du 17 au 18 août 1943, qui fut la cause du déplacement de l’usine de production des missiles, Fertigungshalle Eins ou F1.

«C’est ainsi qu’une immense installation de stockage d’huile et de carburant de Thuringe, près de Nordhausen, fut choisie. Pour mener à bien ce chantier herculéen », Himmler qui souhaite placer l’industrie de l’armement sous son contrôle, convainc très vite Hitler que le sous-traitant évident est la SS, avec sa force captive des camps de concentration. Von Braun n’a bien évidemment jamais eu son mot à dire dans cette décision !  

Dans un effort de construction, associant brutalité implacable et rapidité, l’agrandissement et l’aménagement de l’usine souterraine ne prit que trois mois, passant d’une superficie de 97 000 à plus de 112 000 m2.

C’est pendant cette phase d’excavation et d’aménagement que la très grande majorité des détenus a trouvé la mort, et bien sûr dans les mois qui ont précédé la libération du camp, du fait de la rupture de la chaîne d’approvisionnement des produits alimentaires ; c’est partout la sous-alimentation, voire la famine dans les grandes villes d’Allemagne. L’alimentation des soldats a priorité sur tout.

L’assemblage des fusées quant à lui requérait du personnel qualifié, qu’il fallait préserver, et qui bénéficia donc de conditions bien meilleures, ce qui n’était pas difficile… « En vue d’être affectés à des travaux de plus en plus délicats les déportés les plus qualifiés devaient passer des examens – prüfungen -. Leur formation achevée, ils manipulaient les instruments de précision nécessaires à la fabrication des pièces pour le missile V2. » 

Ce sont bien évidemment des scientifiques et techniciens de Peenemünde, qui furent responsables de l’assemblage et du test des fusées produites, qui, s’ils avaient là encore eu leur mot à dire, auraient préférés que des armes aussi complexes fussent assemblées par du personnel germanophone et fiable.

Le ratio s’établit à deux travailleurs forcés pour un technicien allemand. La « production » du V2 concerne au départ 30% des détenus, puis au fur et à mesure de l’implantation de nouvelles productions d’armes, ce chiffre passe à 12% début 1945.

Pour plus de vérité historique, d’honnêteté intellectuelle, il faut bien faire cette distinction entre les travaux d’agrandissement, et l’assemblage des missiles proprement dit… Car si l’on peut remplacer au pied levé un travailleur maniant une pelle, une pioche, ou une barre à mine, c’est tout simplement impossible pour un homme travaillant sur un outillage spécial.

Von Braun était-il au courant des crimes nazis commis à Mittelwerk ?

La question est-elle vraiment pertinente dans le contexte du Troisième Reich ? Car il ne s’agit pas tant de connaître l’étendue de ses connaissances sur le sujet, mais de savoir ce qu’il aurait bien pu faire pour éviter ces atrocités.  Et là, force est de constater que les historiens sérieux, tels Neufeld, ne savent pas quoi répondre ! Vouloir rendre von Braun responsable des crimes commis à Mittelwerk, « l’usine de Dora », par commisération, par contrition pour les victimes, n’a aucun sens. Von Braun, comme bien d’autres, a été pris dans les remous de cette époque, il a dû voir des choses c’est bien évident, mais il n’a jamais commis lui-même des atrocités.

A une tout autre échelle ; je suis au courant que les sans-abris se comptent en dizaines de milliers en France, qu’il y en a dans ma ville, je les croise tous les jours dans la rue, qu’ils sont en danger de mort en période de grand froid… Suis-je responsable ? Que puis-je y faire concrètement ?

Que l’armée allemande ait utilisé le missile V2 sur des villes ouvertes ne relevait en aucune manière de sa responsabilité non plus ! Il ne faut pas tout confondre. Les alliés ont commencé à bombarder les villes allemandes et les populations civiles bien avant que les V1 et V2 ne soient utilisés !

A coups d’arguments fallacieux, les internés de Dora accusent von Braun d’être la source de toutes leurs souffrances…  C’est la Luftwaffe d’Hermann Göring, qui dès 1942 avait ouvert la voie de l’emploi de main-d’œuvre concentrationnaire dans la production d’armement. Si le missile V2 n’avait pas existé, ces mêmes déportés auraient tout de même travaillés en ce lieu, et strictement dans les même conditions… Ce qui fut le cas dans d’autres usines souterraines beaucoup moins médiatisées, car non « associées » à un nom célèbre, et à l’arme la plus sophistiquée de la Deuxième Guerre mondiale.

A Mittelwerk on assemblait également l’avion He-162, le moteur à réaction du Me 262, les V1, les missiles anti-aériens « Taifun », « R4M »… Fin 1944, ce sont 140 000 « ouvriers », qui sont employés par le troisième Reich, pour construire des usines souterraines géantes sous contrôle SS.

Wernher von Braun est complice des crimes car il n’a rien fait, il a laissé faire, affirment certains sans sourcilier. Avait-il le choix ?

Si l’on mène cette logique sournoise jusqu’au bout, on peut se demander pourquoi ces même déportés, qui savaient que les armes qu’ils assemblaient étaient destinées à être utilisées contre leurs compatriotes, n’ont-ils pas, eux non plus, refusé de travailler ? Contrairement à la légende les actes de sabotages actifs furent plutôt marginaux. Les travaux effectués étaient traçables et il existait un contrôle qualité. Les allemands n’étaient pas non plus complètement naïfs ! Beaucoup de détenus mentaient sur leur qualification, (les plus qualifiés ayant le plus de privilèges) et se retrouvaient devant des machines et des outils qu’ils n’avaient jamais vu de leur vie, et qu’ils étaient bien incapables de faire fonctionner. Ceux là étaient, au mieux, réaffectés aux kommandos de transport et de construction, au pire, exécutés.

Rappelons également que von Braun a été arrêté par la Gestapo en mars 1944, il passe deux semaines dans ses geôles, accusé de sabotage du programme A4. Il est libéré à titre provisoire pour une durée de trois mois. Il est dès lors, plus que jamais, dans le collimateur d’Himmler.

On parle volontiers de l’ambivalence de Wernher von Braun, mais nos plus illustres penseurs universels, dont d’ailleurs plusieurs germanophones, tels Schopenhauer, Nietzsche, ou Freud, nous ont démontré que c’est malheureusement l’apanage de l’immense majorité des êtres humains…

L’étude historique nous le prouve également, lorsque sa vie est menacée l’Homme est capable du pire et de toutes les compromissions, comme les Sonderkommandos des camps d’extermination qui étaient composés de détenus… Les kapos des camps de concentration… Ou ces médecins juifs qui aidaient les médecins nazis dans les camps, et il ne s’agissait pas de soigner les malades…

Dans un environnement aussi brutal, je n’emploie pas l’adjectif inhumain puisqu’il est le fait d’Hommes, il faut composer, s’adapter pour survivre, l’éthique, la morale, dans toute leur subjectivité par ailleurs, ne sont plus de mise, c’est l’instinct de conservation et notre cerveau reptilien qui prend le dessus.

Dès 1947, le physicien Charles Sadron (1902-1993) livre son témoignage dans « De l’Université aux camps de concentration : témoignages strasbourgeois ». La 4ème édition date de 1996. (Le bouleversant témoignage de Charles Sadron est contenu dans les pages 177 à 231 : « A l’usine de Dora »). La « connexion » entre von Braun et Mittelwerk est donc connue de longue date. Nul besoin d’attendre les années 90, et les pseudos révélations de la journaliste Linda Hunt, qui a opportunément surfé sur la vague des théories du complot, reprises en France, notamment par Pierre Durand. Tout étant parti de l’affaire Arthur Rudolph, un ancien proche collaborateur de Wernher von Braun, responsable de la production du missile V2, forcé en 1984, de quitter les Etats-Unis et de renoncer à sa nationalité américaine.

Il faudra ensuite attendre le milieu des années 70 pour que de nouveaux témoignages, sous forme de livres, soient publiés… On notera qu’au moment précis où ces livres sont en instance de rédaction, la popularité de von Braun est à son apogée, avec la conquête de la Lune par les américains. Pour ma part, si j’avais été déporté et vécu ce qu’ils ont vécu, j’aurais voulu le crier au monde dès ma libération, comme le fit Charles Sadron. Je n’aurais certainement pas attendu, plus de 70 ans pour certains… Heureusement les historiens sérieux savent bien à quel point ces recueils de souvenirs, a fortiori tardifs, doivent être maniés avec la plus extrême précaution…

Souvenons-nous également que notre pays a engagé plus d’un millier de savants allemands dont des anciens de Peenemünde (au moins 123) comme Otto Kraehe, Helmut Habermann, Karl-Heinz Bringer (naturalisé français sous le nom de Henri Bringer), Otto Müller,  Rolf Jauernick, Karl Behnke, Wilhelm Dollhopf, Siegfried Runge… qui eux aussi étaient au courant de l’utilisation de travailleurs forcés et bien évidemment de l’existence de Dora ! Quelle hypocrisie tout de même ! Il est vrai que ces scientifiques étaient peu ou prou connus.

Deux français, Guy Morand et Georges Jouanin, ont publiquement accusé von Braun, respectivement en 1995 et 1997, de les avoir violemment giflés et menacés d’exécution, mais sans que ces affirmations tardives ne puissent jamais être corroborées… L’historien américain Michael Neufeld, pourtant très critique envers von Braun, il en a fait son fonds de commerce, est sceptique, il pense qu’il pourrait s’agir d’une méprise avec Magnus von Braun (1919-2003), le frère cadet de Wernher von Braun, qui se trouvait alors détaché à Mittelwerk, pour informer son frère des problèmes techniques affectant la production des servomoteurs, qui actionnent les gouvernes et déflecteurs de jet en graphite de la V2. Sept ans plus jeune que son frère, il aura certainement été plus malléable, et surtout soumis plus longtemps à l’endoctrinement nazi. Il se trouve que Guy Morand et Georges Jouanin étaient assignés au câblage électrique des servomoteurs avec le système de guidage du missile.

Quoi qu’il en soit, il faut toujours se méfier de ces révélations tardives qui arrivent une fois que la personne mise en cause a atteint une certaine notoriété, et d’autant plus lorsqu’elle est décédée. Rappelons qu’à l’époque des faits supposés, von Braun était un illustre inconnu. On se souvient de ces déportés d’Auschwitz qui prétendaient avoir « croisé » Josef Mengele alors que ce dernier ne s’y trouvait pas au moment de leur détention.

On a également accusé von Braun d’avoir sélectionné des déportés à Buchenwald pour travailler à Mittelwerk. Là encore on frise le ridicule… Voilà quelqu’un qui, avant le bombardement de Peenemünde en août 1943, ne dirigeait pas moins de 3 600 personnes, dont près de 2 000 scientifiques, et c’est lui, qui personnellement, se serait rendu dans le camp de concentration pour sélectionner de la main d’œuvre…   C’est un peu comme si Stéphane Israël, l’actuel PDG d’Arianespace, allait lui-même choisir l’entreprise de nettoyage pour les locaux de la société qu’il dirige ! Soyons sérieux !

Voilà pourquoi, Wernher von Braun, qui fut naguère célèbre et adulé, ce qui explique bien évidemment les attaques dont il est l’objet, est désormais considéré comme un criminel de guerre, suppôt d’Hitler, le symbole absolu du mal dans notre imaginaire, ayant permis aux américains de conquérir la Lune. C’est en effet terriblement vendeur, il faut bien le reconnaître, ça fonctionne parfaitement !

Tout comme : « C’est dans l’enfer de Dora que la conquête de l’espace a commencé » rien n’est plus faux, mais rien ne frappe plus les esprits, et c’est bien ce qui compte. « De l’enfer à la Lune » , « De l’enfer aux étoiles », voilà des titres qui sonnent… Soutenir que ce sont les déportés de Dora qui ont permis la conquête de l’espace, de la Lune… Nous atteignons là les confins de l’absurde. L’avancée scientifique, a bien été réalisée longtemps avant que les travailleurs forcés n’entament l’assemblage en série. Le premier lancement réussi d’une A4 date du 3 octobre 1942 !
Pour produire un objet en série, il faut bien disposer au préalable d’un prototype qui fonctionne ! Les déportés ayant travaillé sur les chaines de montage des V2, ont autant contribué à la conquête de l’espace et de la Lune, que les bûcherons, qui ont coupé les arbres pour produire le papier utilisé par Victor Hugo, ont contribué à écrire Les Misérables.

Rappelons juste qu’un simple civil ne peut être accusé de crimes de guerre, « La notion de crime de guerre ne concerne que les militaires ou les autorités qui les commandent, dans le cadre d’une guerre. », il faudrait alors traduire en justice tous les scientifiques qui ont développé des armes pour leur pays et qui ont perdu la guerre ! Wernher von Braun était membre honoraire de la Allgemeine SS comme beaucoup de personnalités en vue du régime. Le Reichsführer SS Heinrich Himmler tenait absolument à incorporer d’importants aristocrates, financiers, industriels et scientifiques dans son organisation. Dans un régime totalitaire il faut composer !  Il se trouve bien évidemment que ses détracteurs les plus virulents n’ont jamais vécu sous un régime totalitaire ! Pour autant que je sache von Braun n’a jamais commandé aucune unité combattante !  Wernher von Braun qui préférait de loin son costume civil, que son uniforme fabriqué par Hugo Boss.

Selon l’article 29 du Statut de Rome, les crimes de guerre sont imprescriptibles. Mais en 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy une réforme a porté dans le droit français la prescription des crimes de guerres à trente ans, par rapport au délit de guerre dont la prescription est de 20 ans !  Allez comprendre !

Pendant la guerre, des millions de prisonniers, internés des camps de concentration, français du STO, et même des volontaires, travaillent dans toute l’Allemagne. Quant aux résistants français arrêtés par les allemands et envoyés en Allemagne pour les faire travailler, notamment à Dora, environ 9 000, dans la perspective des nazis, et du régime de Vichy, il ne s’agissait ni plus ni moins que de terroristes !

Lorsque le rapport de force s’est inversé, et que l’Allemagne a été vaincue, c’est plus d’un million de prisonniers de guerre allemands qui ont travaillé en France, et ce jusqu’en décembre 1948 ! Plus de trois ans après la fin de la guerre sur le théâtre européen… C’est l’application universelle de l’immémoriale loi du talion. L’ordinaire aptitude de l’Homme à une extraordinaire « inhumanité ».

Lorsque Robert Seamans (1918-2008), Directeur adjoint de la NASA de 1965 à janvier 1968, demanda un jour à John Finney (1923-2004) du New York Times pourquoi il n’écrivait jamais d’article positif ou optimiste sur la NASA, ce dernier répondit : « Si j’écris un article positif il sera publié en page 33, alors que si j’écris un texte sujet à controverse j’ai une bonne chance de le voir publier en première page. C’est aussi simple que ça. Plus mes articles sont proches de la première page, mieux je suis rémunéré ! »

C’est exactement ça !  Et tant pis pour la vérité historique !

Les amalgames sont si faciles et tellement vendeurs !

Ne jamais perdre de vue dans les jugements que nous portons sur des personnages historiques, que nous connaissons la fin du film, et que les mentalités ne sont plus les mêmes !  Et puis, surtout, il faut juger dans le strict contexte du moment (Zeitgeist), sinon c’est beaucoup trop facile… Lorsque nous jugeons par exemple l’adhésion de Wernher von Braun au NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei  – Parti national-socialiste des travailleurs allemands) il faut faire abstraction de tout ce qui s’est passé après le 12 novembre 1937.

Tout jugement pertinent concernant von Braun est très difficile, lorsque l’on n’est pas historien spécialiste de l’Allemagne et de cette époque. Sans compter les aspects relatifs aux sciences humaines et sociales.

C’est bien pour cela que je n’aurai pas l’absurde vanité de le juger !

Wernher von Braun à propos des camps de concentration : « Je ne savais pas »

Wernher von Braun en 1938 avec un pin’s en émail du NSDAP

Dans l’autobiographie, dite de science-fiction, d’Arthur C. Clarke (1917-2008) intitulée Astounding Days parue en 1989, le chapitre 29 est consacré à son ami Wernher von Braun. (Il a également écrit Ascent to Orbit, sorti en 1984, qui est son autobiographie scientifique.)

Arthur C. Clarke contacte Wernher von Braun par courrier en 1951, ils se rencontrent la première fois à New-York en 1953 et la dernière fois fin 1976 au domicile de von Braun dans la banlieue de Washington… 

Clarke initie Wernher von Braun à la plongée sous-marine et ce dernier écrira même la préface de son livre intitulé The Challenge of the Sea  (Le défi de la mer) publié en juillet 1969… Ils furent des amis proches.

Arthur C. Clarke raconte qu’un jour Wernher von Braun lui a fait cette confession : « Non, je n’ai jamais su ce qu’il se passait dans les camps de concentration, mais je le subodorais, et dans ma position j’aurais pu me renseigner et savoir. Je ne l’ai pas fait, et pour ça, je me méprise. » (« No, I never knew what was happening in the concentration camps. But I suspected it, and in my position I could have found out. I didn’t, and I despise myself for it. »)

Comment Wernher von Braun pouvait-il ignorer ce qui se passait dans les camps de concentration ? Alors que ces derniers étaient parfaitement connus par l’ensemble des allemands, puisque les premières victimes furent des allemands eux-mêmes, les opposants au régime.

Le 20 mars 1933, Himmler annonce lors d’une conférence de presse à Munich, l’ouverture d’un camp de concentration, qui ouvre ses portes deux jours plus tard dans une ancienne usine de poudre, à la périphérie de la petite ville de Dachau, à une vingtaine de kilomètres de Munich, il peut accueillir 5 000 détenus.

Il s’agit du premier camp de concentration nazi. Dans un premier temps Dachau, ayant le statut de camp d’Etat, fut surveillé par la police régionale bavaroise ; mais le 11 avril c’est la SS qui en prend le commandement.

C’est le début d’un système de terreur, de la stratégie concentrationnaire à vocation dissuasive, sur laquelle tout régime totalitaire s’appuie, pour museler l’opposition…Il faut donc qu’elle soit bien connue pour inspirer la terreur !  « Tiens toi tranquille ou tu finiras à Dachau » est une formule qui ne tarda pas à entrer dans le langage courant. L’existence des camps fit l’objet d’articles détaillés dans les médias.

Et puis, nous savons avec certitude que Wernher von Braun connaissait l’existence du camp de concentration de Dora, à proximité duquel les missiles V2 étaient fabriqués en série, puisqu’il a rencontré dans l’usine souterraine de Mittelwerk, l’éminent physicien français Charles Sadron qui y était interné, lequel a rapporté cette entrevue dès 1947 dans : « De l’Université aux Camps de Concentration : Témoignages Strasbourgeois. » réédité quatre fois depuis !

Et puis bien évidemment, il connaissait le Karlshagen Außenlager II, ce camp de travail dépendant administrativement du camp de concentration de Ravensbrück, qui a existé à Peenemünde du 17 juin au 13 octobre 1943, dont les quelques 600 détenus étaient logés au niveau inférieur de l’ultra-moderne hall d’assemblage F1. Détenus qui furent transférés au KZ-Außenlager ou Arbeitslager Dora le 13 octobre 1943, deux mois après le premier bombardement du centre de recherche.

Il ne pouvait pas ignorer non plus, que l’usine de Rax-Werk près de Wiener Neustadt qui a produit des V2 de mars à octobre 1943, était un Außenlager du camp de concentration de Mauthausen-Gusen , ou que les usines Zeppelin de Friedrichshafen qui ont fabriqué des composants de la V2 de 1941 à 1943, notamment des portions de fuselage et les réservoirs d’ergols, utilisaient des détenus de Dachau.

Il faut savoir qu’en 1934, devant la vindicte populaire, les camps de concentration ont failli fermer, ce qui prouve bien qu’ils étaient bien connus par la population allemande et qu’on savait ce qu’il s’y passait. Mais Hitler a consolidé son pouvoir, s’est rendu maître de l’Europe continentale. Dès lors le nombre de camps n’a cessé d’augmenter, et pour certains, leur rôle a évolué.

Cela dit, n’y a-t-il pas là une méprise entre camp de concentration et camp d’extermination ?

La confusion a-t-elle été faite par Clarke des années plus tard, ou directement par von Braun ?

Même s’il est vrai que la différence entre les deux est ténue, dans la mesure où certains camps de concentration sont devenus des camps d’extermination, comme Dachau, et Auschwitz créé en 1940, au départ pour être une zone d’intérêt économique, qui est devenu à partir de 1942 un camp d’extermination avec l’adjonction en octobre 1941 d’un camp dédié à cet effet, dépendant administrativement d’Auschwitz : Birkenau, situé à 3 km du camp originel…  

Auschwitz et ses trois camps, d’une superficie de plus de 200 hectares, est devenu le symbole de l’Holocauste… Plus d’un million de personnes y furent assassinés à partir de 1942. (960 000 Juifs, 21 000 Roms, 75 000 polonais non-juifs, 15 000 prisonniers de guerre soviétiques…)

Bien évidemment, les camps de concentration ont été le théâtre de tortures, d’exactions sans nom, d’innombrables assassinats, mais l’extermination de masse ne commence à se mettre en place qu’en 1941, tout d’abord avec des dizaines de milliers de prisonniers russes, et notamment les commissaires politiques soviétiques.

La genèse de l’Holocauste fut longue et complexe et le résultat d’un processus meurtrier compliqué qui est le fruit d’initiatives venant aussi bien du haut commandement que de la base, il ne s’agit aucunement d’une décision prise à un moment donné par le régime nazi.

Rappelons également, que le camp de concentration n’a pas été inventé par les allemands, il ne s’agit pas d’une spécificité nazie, contrairement au camp d’extermination.

Aussi, lorsque Wernher von Braun parle de camp de concentration, il pense en réalité au camp d’extermination.

Il a existé une quarantaine de camps de concentration, plus un millier de camps satellites, dont certains dans des trains, ou même des églises abandonnées. Dans la pratique il s’agissait principalement de camps de travail qui s’implantaient ça et là et dont la durée de vie pouvait être très éphémère, ils ouvraient et fermaient selon les contingences du moment.

L’existence des camps d’extermination, ces centres industriels de mise à mort de masse était confidentielle. Il en existait six, auxquels il faut ajouter ceux de l’Aktion T4, réservés aux handicapés physiques et malades mentaux.  

L’assassinat des handicapés, homosexuels, asociaux, vagabonds, tziganes, slaves, juifs, tous ceux que les délires eugénistes des responsables du Troisième Reich appelaient untermenschen (sous-hommes) était top-secret. Tous les ordres les plus compromettants furent donnés oralement. Alors bien évidemment, compte tenu de l‘ampleur de ce processus d’anéantissement qui impliquait pas mal de monde, il y a eu des fuites, des soldats en permission ont raconté des choses, mais il n’a jamais été possible à la population allemande de recouper tous les témoignages, de mesurer l’ampleur du génocide, puisqu’il était impossible à un allemand de s’exprimer ouvertement hors de la sphère privée !

Wernher von Braun comme beaucoup d’allemands, continueront à fréquenter des restaurants tenus par des juifs, comme le Zigeunerkeller à Berlin, continueront de faire leurs courses dans les magasins tenus par des juifs…

Il faudra attendre fin 1941 et la promulgation de nouvelles lois anti-juives notamment celle les obligeant à porter l’étoile jaune, et celle interdisant tout contact avec les juifs, désormais clairement identifiables, qui devenait passible d’un internement en camp, pour que la population allemande se tienne à l’écart. Promulgation de lois, qui prouve de la manière la plus éclatante, que la propagande anti-juive du régime n’a pas eu l’effet escompté, et ne s’adressait pas à une population globalement antisémite.

Un allemand moyen de cette époque, n’était pas plus antisémite qu’un français moyen !

Wernher von Braun aurait-il dû fuir l’Allemagne comme certains l’ont prétendu ? Plus facile à dire qu’à faire, compte tenu de sa position et des informations qu’il détenait, ses parents, sa famille, ses amis, ses collaborateurs, auraient certainement fait l’objet de représailles.

Le problème dans le jugement que nous faisons des contemporains allemands d’Hitler c’est que contrairement à eux nous connaissons la fin du film, et l’ampleur des crimes commis par les nazis (très abondamment commenté depuis la fin de la guerre), nous avons une vision globale, ce que Wernher von Braun et ses compatriotes, vivant sous une dictature, avec tout ce que cela implique, ne pouvaient en aucun cas avoir.

Pendant les dernières années de la guerre, ils avaient certainement des sujets de préoccupation plus égoïstes, liés à leur propre survie et celle de leur famille.

La véhémence de certains donneurs de leçons est toujours suspecte.

Il ne se passe pas une semaine en France sans que l’on ne nous propose sur les chaines de télévision des documentaires sur l’Allemagne nazie… C’est de très loin la période historique la plus étudiée, pourtant les poncifs et raccourcis ont la vie dure, surtout à l’école et à la télévision… Seuls les livres écrit par des historiens professionnels, spécialistes de l’Allemagne et de cette période, peuvent nous donner un éclairage pertinent sur tel ou tel aspect de l’Allemagne nazie, et permettent d’appréhender toute la complexité des situations…

Il est peu probable que Wernher von Braun ait ignoré le sort réservé aux personnes déportées vers l’Est, il avoue l’avoir soupçonné, mais il est certain qu’il ne pouvait en aucune manière en appréhender l’effroyable ampleur, ni d’ailleurs changer le cours des événements, qui dépassent l’entendement.

Devant l’indicible, nombre d’allemands se sont réfugiés dans le refoulement.

[De tous les livres sur les camps de concentration que j’ai pu lire, le meilleur est pour moi celui de Nikolaus Wachsmann, intitulé : « KL : A History of the nazi concentration camps ». Une œuvre majeure, en instance de traduction par Jean-François Sené, dont la sortie en librairie est prévue pour octobre-novembre 2017 : « KL: Une histoire des camps de concentration nazis » chez Gallimard. A ne surtout pas manquer !]

Wernher von Braun s’inscrit dans une école d’équitation SS

Dans toutes les biographies et articles à charge, les auteurs respectifs, y compris Michael Neufeld, ne manquent pas de rapporter le fait que le 1er novembre 1933 Wernher von Braun s’est inscrit dans une école d’équitation SS, la Reitersturm I à Berlin Halensee, où il prend des cours deux fois par semaine. Il a le grade (sic) de SS-Anwärter, se plaisent-ils à rappeler, (anwärter signifie recrue), « recrue » qui ne porte d’ailleurs aucun signe distinctif.

On ne peut être que confondu par l’incompétence de certains historiens et journalistes qui devraient savoir que dès le printemps 1933 Himmler intègre des organisations entières à la SS, c’est ainsi qu’il annexe les sociétés hippiques, ce qui lui ouvre toutes grandes les portes de la bonne société.  Annexion qu’il paye au prix fort puisqu’il s’engage à prendre en charge au sein de la SS tous les adhérents de ces sociétés, sans distinction d’opinions.

A ce moment-là, quiconque veut prendre des cours d’équitation sanctionnés par un diplôme doit passer par une école SS.

Accuser Wernher von Braun d’avoir sciemment choisi la SS, à l’âge de 21 ans, pour prendre des cours d’équitation, est aussi infondé que d’accuser un jeune allemand, après le 25 mars 1939*, d’avoir fait partie des Jeunesses hitlériennes !

D’autant plus que l’organisation SS, en 1933, n’est pas encore, et de loin, ce qu’elle deviendra quelques années plus tard !

La Reiter-SS fut la seule formation SS qui n’a pas été condamnée en 1946 comme organisation criminelle lors des procès de Nuremberg.

* Le 25 mars 1939 le gouvernement promulgua une loi instituant la conscription de tous les jeunes dans les Jeunesses hitlériennes sur la même base que la conscription dans l’armée. On prévint les parents récalcitrants que, si leurs enfants ne s’enrôlaient pas, on les leur retirerait pour les placer dans des orphelinats ou dans d’autres foyers. La Hitlerjugend devient le mouvement de jeunesse officiel, et unique, du pays, le 1er décembre 1936.